Je regarde les derniers clients partir. Je me sens sale. Je me sens extrêmement sale alors que je ne suis qu’hôtesse. Il faut que je change de travail. Il faut vraiment que je change de travail. Il faut que je me sorte de ce merdier. Mais pour faire quoi ? Pour aller où ? Je ne serai pas acceptée dans une agence de divertissement pour être mannequin au vu de mon image publique. Le cinéma ne propose que des postes pour vendre du pop corn. J’ignore si je serai apte à faire de la vente. Mais je veux changer. Je veux changer de quotidien. Je ne supporte plus ce rythme de vie. Je me fais trop mal, je me détruis, je me déteste. Retournant dans les vestiaires, j’ignore les autres filles. Les autres employées, qui me jugent du regard, qui m’envient, qui crachent sur mon dos. Ne vous fatiguez pas, je me rabaisse assez toute seule, je n’ai pas besoin de votre haine. Je retire cette tenue vulgaire de travail. Je veux cesser de me sentir utilisée. Quoi que je fasse j’ai l’impression d’être un jouet. Que je n’appartiens nulle part. Je suis perdue.

Je me démaquille. La lingette est entièrement recouverte de peinture. Obligée de paraître un clown lorsque je rentre dans ce lieu. Je veux juste être quelqu’un dans la foule, une parmi tant d’autres. Mais je sortirai toujours du lot on dirait. Sac sur mon épaule, ramenant mes cheveux en un chignon grossier, je passe par la porte de derrière pour sortir du Lucky Luke. Kazuya m’attend. Et j’ignore ce qui me prend, mais je plonge dans ses bras. J’aime mon garde. Je suis heureuse d’avoir quelqu’un comme lui pour me protéger. Il me tire lentement jusque la voiture, me rassurant d’une voix douce, de son sourire. « Tu restes avec moi cette nuit ? » Il répond par la négative. Il est passé par chez moi avant, Yun Su est présent, et il ne veut pas s’imposer. Je ne discute pas, ça ne servirait à rien.

Le trajet est bien trop court. J’ai envie de pleurer. Kazuya me regarde entrer chez moi, s’assurant que je ne m’enfuis pas. Je longe le couloir jusque ma porte, et entends clairement des voix derrière celle-ci. Mais il fait quoi Yun Su ? Il a une copine ? Je ne savais pas, il aurait pu prévenir que je ne rentre pas ce soir… je l’entends crier de douleur, et pourtant les sons en fond ne s’arrêtent pas. J’ouvre la porte. L’envie de pleurer s’est envolée. Je reste les yeux grands ouverts en fermant derrière moi.

Mon sac rejoint le sol et je retire ma veste. « Mais je ne pense rien de ça, tu ne fais rien d’interdit que je sache… » Je ne peux m’empêcher de pouffer, retirant mes talons.

La façon de parler de Yun Su me fait toujours rire. Parce que moi je parle comme ça aussi quand je parle japonais. Enfin, pas avec tout le monde, mais une grande partie du temps je parle de façon soutenue. Le problème, c’est qu’en coréen je ne comprends pas tout. En plus Yun Su parle très vite, ce qui ne me donne pas le temps d’essayer de comprendre ce qu’il dit. Je profite de ses pauses pour me repasser ses mots dans ma tête et m’assurer que j’ai bien tout saisi. Ce qui est bien avec Yun Su, c’est que j’améliore toujours un peu plus mon langage. « Mais pourquoi est-ce que tu te sens dans la place du coupable ? Je veux dire, tu n’as pas à te justifier tu sais ? » Je le taquine, prenant cet air et ce ton de voix qui veulent dire « cause toujours, j’ai compris ton manège ».

Mais je le crois, bien sûr que je le crois. Je ne sais pas pourquoi ça le panique autant que de se savoir face à un film pornographique mais soit. Je joue un peu plus la comédie en montant les escaliers vers ma chambre. Troquant mes vêtements en vitesse contre un large t-shirt, je me pose contre la barrière et le regarde en bas. « Tu pourrais au moins m’expliquer pourquoi ça te rend rouge comme une tomate ? Tu n’es pas le premier à te faire surprendre tu sais ? »

Je lui souris et m’allume une cigarette en descendant les escaliers, approchant de la télé. Et bien, la demoiselle n’est pas bien douée pour simuler, et ça a plus l’air douloureux que plaisant ce qu’elle subit, et seigneur, que son partenaire est vilain… Mes doigts se glissent sous le cadre de la télévision et appuient sur le bouton pour l’éteindre de façon générale. Je hoche la tête et me tourne vers lui. « Je te crois, je crois ta version, mais vraiment, dis moi pourquoi ça te met si mal à l’aise.. ?

Mon corps tombe lourdement sur le canapé et je l’invite à me rejoindre. J’aime bien vivre avec lui, il sait me faire parler. Non pas dans le sens où il me tire les vers du nez, simplement, il me fait communiquer, chose que je n’ai pas l’habitude de faire en dehors du travail. Oui, je l’aime beaucoup mon colocataire.

Les réactions de mon colocataire me font toujours rire. Il est si droit, si innocent parfois, que je pourrais me jouer de lui autant de fois que je le voudrais, il tomberait toujours dans le panneau. J’aime bien, il donne cette touche de légèreté qu’il manquait à ma vie. « Je comprends surtout que tu devrais prendre le temps de repérer dans le guide quelles sont les chaînes de ton intérêt pour éviter de tomber sur les chaînes de cul, tout simplement, et puis, regarde l’heure, il est facile de tomber sur ce genre de films dans la nuit. »

Je ris. J’aime vivre avec lui. Parce que je parle beaucoup quand je suis avec lui. Parce que je ris. Parce que je souris. J’approche le cendrier de moi, et y pose un instant ma cigarette. Ma tête contre la sienne je souris. C’est plaisant de compter sur quelqu’un qui nous veut pas de mal, qui ne nous juge pas, qui ne sait pas mon passé, mais qui ne cherche pas non plus à le connaître. Ça détend.

Personne ne supporte plus les verts de toute manière. Je suis soulagée de ne plus en faire partie. Avec le recul, je me rends compte de cela. « Laisse toi emporter par ton envie, tu ne serais pas le premier à vouloir faire du mal à ces tsebes, moi la première, enfin, moi je ne me suis pas gênée pour le faire d’ailleurs… » Après tout, j’en suis la traitresse, l’ancienne reine, et surtout, je suis celle qui a fraîchement marqué le visage du président vert, lui laissant une marque à vie. Cette pensée me fait avoir un petit rictus satisfait. Je recommencerais et irais plus loin la prochaine fois que j’aurais l’occasion. « Ma journée ? Horrible… Je ne trouve toujours pas ma place auprès des jaunes et puis, je devrais vraiment changer de travail… mais pour faire quoi… je ne suis qu’étudiante… » je fronce le nez et me blottis un peu plus contre Yun Su. « J’aimerais être super intelligente moi aussi…ou alors je me reconvertis directement dans le porno… mmh… »

L’expression affichée sur le visage de Yunsu est.. enfin… elle n’a pas de prix, vraiment. Pour tout le reste il y a mastercard. Je ne peux m’empêcher de pouffer. Mon coloc a encore tout plein de choses à apprendre à mon propos. Je me demande quelle tête il fera le jour où je lui présenterai Kazuya. « Yunsu, je te présente mon garde du corps, Kazuya. » Quoi que, plus qu’un garde du corps, c’est un ami, une nounou, quelque chose de ce style là, me défendre, je sais très bien le faire. « Alors… comment expliquer ça… » Je regarde Yunsu, mime avoir un couteau dans la main, et je passe mon ongle sur sa joue, appuyant légèrement pour qu’il comprenne que je l’ai vraiment, vraiment, vraiment tailladé. Je lui ai réellement ouvert la joue, à partir du coin de l’œil. Cette nouvelle cicatrice qu’il se trimballe, c’est signé Perséphone.

Si j’avais pu, si ça avait été dans d’autres conditions, je l’aurais égorgé. Ce n’aurait pas été la première fois. C’est triste parfois. J’ai vingt ans, et je suis une meurtrière. Ce n’est pas vraiment le destin que les gens imaginent à leurs enfants, et pourtant, moi j’ai été dressée pour ça.

Blottie contre lui, je ne peux pas m’empêcher de sourire. « Ça veut dire quoi « sapristi » ? » N’oublions pas que le coréen n’est pas ma langue maternelle, je ne connais pas encore les tréfonds de la langue. Je reste silencieuse quelques minutes ensuite, profitant juste de l’étreinte, réfléchissant à ce que je pourrais faire. « Je devrais essayer dans les cinémas… Je veux travailler là bas moi… je n’étudie pas l’audio visuel juste pour faire joli tout de même… » Je le regarde. « J’aimerais bien trouver un poste de projectionniste ou hôtesse dans un grand cinéma… Ce serait bien non ? » Yun Su, ou le seul après Shûji qui ait le droit de me voir en tant que petite chose pas sûre d’elle.