C’était dur. Trop dur. C’est la deuxième année que j’y vais, et ça me déchire toujours autant le cœur. Tout ce que j’avais pu enfin construire jusque là était devenu poussière en quelques instants. Je vais ressombrer et je le sais. Je viens de rentrer, personne n’est là. Kazuya pose mes affaires dans ma chambre et s’appuie contre le mur, me fixant. Je sais qu’il va vouloir rester jusqu’à ce que je me sois endormie, mais je sais tout autant que je ne dormirai pas ce soir. Il approche doucement de moi, et me prend dans ses bras. Je me débats, avec force, mes larmes coulent le long de mes joues, inconsolables. Je lui crie de me lâcher, je l’insulte même, et je frappe encore, mais il ne relâche pas son étreinte. Il me tient avec force en silence. Dans quelques jours ça me passera sûrement. Cependant, ce soir, ça sera dur à supporter.

Quand il me relâche enfin, je cours m’enfermer dans ma chambre. S’il y a bien quelque chose qu’il n’a pas, c’est ma rapidité. Il commence à taper contre la porte et à demander que je l’ouvre mais, je l’ignore. Le bruit des tiroirs qui s’ouvrent et se ferment résonne avec ses demandes. Je veux ma dose. Je veux m’échapper. Je veux oublier encore une fois que mon frère est mort en me sauvant, je veux oublier cette réalité. Si Kazuya le dit à Shûji, je vais avoir le droit à un double sermon, mais je m’en fous, là tout de suite je m’en branle. Je trouve enfin ce que je veux, et je regarde les pilules au creux de ma main. Je ne les compte pas, je les avale, et après ça, je me roule quelques joints…


… J’ouvre enfin la porte, détendue, un sourire bête sur le visage, les yeux totalement rouges et vitreux. Mon garde soupire, passant sa main dans ses cheveux. Il ne dit rien mais je suis sûre qu’il n’en pense pas moins. « Kazu… tu veux fumer avec moi ? » dis-je d’un ton las en lui tendant mon joint. Il refuse. Il marmonne quelque chose, puis entend ce que je ne peux pas. Le jeune homme se met à la fenêtre et voit une voiture se garer. « Qu’est-ce qu’il y a ? Tu y vas ? » je tire encore une latte et ris stupidement, me tenant à la porte de ma chambre. Il répond par l’affirmative et me fait jurer de l’appeler si je ne peux pas dormir. « Mais reste Kazu… » Il refuse. Il embrasse mon front et remet ses chaussures. Je ne sais pas lequel des deux va rentrer, mais il va forcément le croiser, encore. Ils vont finir par penser que Kazuya est mon petit ami…

Je vois Kazuya s’en aller, et je préfère regarder du côté opposé. Je suis peut être bien entamée, mais je peux encore entendre ses pas s’éloigner, et par conséquent, je sens les larmes me revenir à nouveau. Je les retiens, du mieux que je le peux je le fais, en tirant encore sur mon joint. J’ignore si c’est Hoo ou Su qui rentre, mais je regrette soudainement d’être dans cet état. Ca va être dur d’en cacher les raisons. Habituellement c’est après le boulot que je me mets ainsi avec les collègues du Lucky Luke. Des fois c’est juste sans raison, mais, une fois défoncée, on peut lire facilement en moi, et c’est bien quelque chose que je déteste. Je sais toujours mentir, je sais toujours séduire, mais je ne suis pas crédible quand je vais mal, parce que l’un des effets de la drogue sur moi, c’est de me montrer telle que je suis. Faible. Blessée. Brisée. Une fois que je prends des drogues pour oublier Sôji, c’est Sora qui fait surface, et Perséphone, celle que je suis censée être aux yeux de tous, ne peut pas lutter contre elle.

J’entends des pas approcher, mais je suis bien trop focalisée sur mes pensées que je ne prends pas la peine de me tourner. En voyant la tombe encore une fois aujourd’hui, j’ai cru tout revivre, entendre à nouveau la voix de mon frère, l’entendre taper sous terre pour revenir auprès de moi. C’est glauque dit ainsi, mais j’aimerais tant que cela soit possible. Les lèvres de Hyung Su sur mes joues me sortent vaguement de ma pensée, il me retire le joint aussi, et je n’ai pas remarqué que quelques larmes s’étaient échappées pour parcourir ma peau. Je le regarde, vide, totalement vide, et je ne sais que dire, que faire, j’ai l’impression que mon corps est si lourd qu’il ne veut plus me répondre. J’entends ses paroles si loin, et ma bouche est anesthésiée. Je renifle, parce que le souvenir est encore trop présent dans mon esprit, parce qu’aucune drogue ne pourra soulager ma peine dans le fond. Heureusement que Su me sait peu parlante, autrement il s’inquiéterait d’avantage. Pour toute réponse, un hochement de tête. Si je reste seule, je vais finir par rappeler Kazuya, ou pire, Shûji. Non je veux simplement qu’il reste avec moi. Shûji, Kazuya, Hyung Su, je pense que ce sont les seuls hommes étrangers à ma famille qui peuvent me voir ainsi, détruite. Pourquoi je ne puis tenir l’image de femme forte, froide, et fatale dans des moments comme ça ? Peut-être parce que dans le fond, je n’en suis pas. Alors je ferme mes doigts sur son pull léger, et de mon autre main j’essuie mes joues. « Tu restes.. avec moi ? »

Je me sens flotter tout à coup, soulevée. Ah il me porte. Je ne l’ai même pas vu faire du coup, je me retrouve allongée dans mon lit, et je ne l’ai même pas vu faire. Je ferme les yeux. Je sens mon corps si léger, et si lourd en même temps. C’est une sensation étrange que je ne maîtrise pas. Mes yeux se ferment, et je cherche à me blottir contre lui en roulant légèrement. Je ne pensais pas me lier d’amitié quand j’ai déménagé ici. C’est Kazuya qui avait eu l’idée de la colocation, parce que je devais apprendre à m’ouvrir aux gens parait-il. C’est lui aussi qui l’a cherchée cette colocation, moi je n’ai rien eu à faire, juste à m’enfermer dans ma chambre les dix premiers jours, jusqu’à percevoir le visage de Hyung Su en premier. Il a quelque chose qui a attiré mon œil de photographe. Non pas parce qu’il soit beau, ça les magazines le mettent assez en évidence, mais plutôt pour l’aura qu’il dégage, aura que je n’ai toujours pas déterminée. Je nie de la tête à sa question, je n’ai pas faim, j’ai soif cependant, mais cela peut attendre, je veux juste qu’il reste là, à mes côtés, c’est tout. C’est vraiment de cela dont j’ai besoin.

L’odeur de la marijuana embaume la pièce, et arrive à me détendre. Comment je formule ça moi maintenant ? Je ressens l’étrange et soudaine envie de ne pas détourner la question, de ne pas changer de sujet. « Je suis allée… voir mon frère au Japon aujourd’hui oppa… » On dirait qu’il s’inquiète pour moi. Je n’en suis pas sûre, mais je me sens un peu mieux. Je rouvre les yeux et regarde ses vêtements, parce que je n’arrive pas à relever le regard vers son visage. « J’ai un grand frère… enfin, j’avais… j’aurais dû rester un peu plus qu’une journée là bas… mais je n’ai pas pu… c’est trop dur oppa… ça fait trois ans que je vis sans lui… deux que je vais voir ... là où il repose… et je ne réalise toujours pas… » Je ne m’entends même pas parler, mais il me semble que je parle énormément. Même si je me considère très proche de Su, je n’ai pas pour habitude d’enchaîner les phrases. Je ne bouge pas, je fixe juste un point perdu sur son torse. Si je ferme les yeux, je vois le sourire de Sôji. Si je ferme les yeux je vois simplement le visage de mon frère. Alors, je ne veux plus fermer les yeux.

Ce n’est pas qu’aujourd’hui. Ca fait trois ans que je souffre, en silence, sans bruit. Ca fait trois ans que chaque jour je trouve une excuse différente et qui tienne la route pour pouvoir me lever, pour pouvoir sortir de mon lit. Je suis une princesse sans prince, dans un conte où la fin n’est pas envisageable, parce quelle que soit-elle, elle sera noire et sombre. Je suis une princesse déchue, qui se change en sorcière. Je déteste celle que je suis aujourd’hui, mais je ne peux pas être celle que j’étais à nouveau. Que doit-on faire quand on ne sait plus vraiment qui l’on est ? Que l’on se cache pour ne pas être davantage détruite ? Que doit-on faire quand on vit dans un mensonge, où tout est inventé de toute pièce ? J’aimerais être quelqu’un de courant, de normal, un simple pion de la société parfois, et non pas héritière, héritière d’un clan, d’armes, de violence, d’enjeux.

Lorsque je ferme les yeux, j’ignore si à cause de la marijuana ou à cause de l’ecstasy, je vois mon frère plus vivant que jamais, mais je revois aussi les abus, les coups, les visages déformés qui abusent de moi, je vois toutes ces choses là, et j’ai peur, peur à nouveau. Comment peut-on vivre quand on est en constant danger ? Comment peut-on sourire lorsque le plus grand danger est soi même ?

Mon visage se retrouve alors contre le cou de Hyung Su. Chaud, accueillant. Il y a encore quelques mois il aurait été impossible pour moi que quelqu’un d’autre que Kazuya ou Shûji me touche. Je fais quand même des progrès, pas dans le bon sens cela dit. « Mon frère ? C’était l’aîné… » Pourquoi est-ce que je réponds ? Pourquoi est-ce que je lui raconte ? « Il devait reprendre l’affaire familiale… Mais, il n’avait rien de l’héritier posé, il excellait dans ce que mon père lui demandait, mais à côté, il restait toujours avec moi pour jouer, pour que l’on fasse le mur au beau milieu de la nuit, pour aller près de la rivière allumer des feux d’artifice. Il m’a appris beaucoup de choses, il m’a appris à rire, il m’a appris à me relever, il m’a toujours protégée… Tu sais oppa… Tout ce que j’ai pu te raconter à mon propos jusque là, tout, absolument tout est un mensonge. Mais c’parce que je n’arrive pas à me dire que mon frère a sacrifié sa vie pour la mienne… » J’ai la langue trop pendue. Kazuya me sermonnera demain, mais je m’en fiche, j’ai besoin de parler, pour la première fois depuis l’incident, je ressens le besoin de parler.

On dirait que le corps de Hyung Su se raidit autour du mien. C’est ce que je dis qui le rend comme ça ? Est-ce que je raconte et affirme qui le fait réagir de la sorte ? Je ne pensais pas qu’il serait aussi empathique avec moi. Je ne savais pas qu’il m’était devenu si proche. Dans mon délire silencieux, je me demande quelles sont les choses qu’il cache lui. Hyung Su est connu de tous, et de toutes, mais, je suppose que comme moi, à la longue, il ne sait plus, ou du moins ne sait plus juger, le moment opportun pour retirer le masque et respirer. Moi, à cet instant, je ne supporte plus la pression du masque, je ne supporte plus qu’il m’entrave les narines et m’empêche de respirer. Personne n’avait prévenu que ces masques étaient si lourds et si pressants. On n’est pas courageux parce que l’on se cache, mais on n’est pas lâche non plus parce qu’on avance. Il paraît que l’on avance. Moi je trouve que tout ce que je fais me ralentit et me stagne. Dans le fond, je n’aime pas celle que je suis devenue. Je ne la déteste pas. Mais la fille que j’ai été autre fois était tout de même plus respectable que celle que je suis. Je trouve que je ne suis qu’une traînée, cachée sous le titre de Princesse, vivant dans un univers qui ne tourne pas dans le même sens que moi. « Accident… » un rire incontrôlable me traverse alors les lèvres. Fou. Indomptable. Froid. Ce n’était pas un accident, mais, comment peut-on expliquer ça ? D’autant plus que plus ça va, et plus ma bouche, enfin mes lèvres me semblent pesantes, et ma mâchoire se rouille. « Ce mot n’apparaît que dans les papiers… Mais j’étais là… Ce n’était pas un accident… Quand on appuie sur la gachette, ce n’est plus un accident, c’est volontaire… Et avant le passage de ma mémoire qui m’est flou, je sais que ce type a tiré sur Sôji. » Et que moi, j’ai tiré sur lui. Œil pour œil, dent pour dent.