Comme toujours, Hansa avait traîné sur le campus. Ce soir, elle y avait même rencontré un client, un gamin en mal de sensation qui lui avait demandé de la beuh. Il avait l'air tellement excité ... comme si avec ses copains il s'apprêtait à faire la plus grosse connerie de sa vie. S'il savait. Hans avait douze-treize ans quand elle avait touché à de la drogue pour la première fois. Un an auparavant, elle découvrait les joies de sa première cuite, et de dormir dehors parce qu'elle avait craint les engueulades de son oncle. Les années ayant passé, elle avait apprit à toujours gardé le dessus sur la drogue, aujourd'hui c'était à peine si ça l'éclatait. Oh, bien sûr elle avait tendance à faire plus de conneries lorsqu'elle était présumée def, mais elle avait toujours un tel contrôle d'elle-même que c'était comme un frein à sa liberté. Pourtant, elle n'avait pas le choix, elle n'avait pas le droit à l'erreur, jamais. Elle ne savait pas quand est-ce qu'elle avait commencé à penser comme ça... Elle ne savait même pas pourquoi. Elle était comme conditionnée. Pourtant, depuis son arrivée à Suwon, elle s'était mise à penser. Et si les choses pouvaient être différentes, le voudrait-elle ? Elle avait rencontré des personnes qui avaient commencé à compter pour elle, sans qu'elle sache trop pourquoi, ou comment. Les deux exemples les plus frappants étaient ces deux gamins, Yi Yue et Hwang Tasyr. Pourquoi avait-elle commencé à veiller sur ceux ? Elle l'ignorait. Yue l'agaçait au début avec ses yeux pétillants, ses sourires et ses aegyos. Elle était l'enfant que Hansa aurait peut-être pu être si son passé avait été différent. Pourtant elle s'était sentie obligée de la protéger contre le monde, comme pour la préserver, parce qu'elle ne voulait pas voir s'éteindre cette étincelle au fond de son regard. Autant vous dire qu'elle fut surprise de la voir là, assise sur ce banc, si tard ... Quelque chose ne tournait pas rond, la thaïlandaise le comprit à l'instant même où ses yeux s'étaient posé sur la silhouette prostrée de l'adolescente. Elle accéléra le pas sans en avoir l'air, une main dans la poche tandis que l'autre se chargea de porter sa cigarette à ses lèvres avant qu'elle ne l'écrase sous son pied. Que fait la princesse des Yi toute seule, ici, à cette heure ? lui avait-elle lancée une fois que sa voix fut à la portée de la jeune-fille. Elle avait vu dans son regard quelque chose qui ne lui avait pas plu. Quelque chose ressemblant à de la peine. Depuis quand les princesses sont-elles tristes ?

Dans l'esprit de Hansa, Yue était un peu semblable à un personnage de dessin-animé. Dès lors, elle n'était pas censée avoir de réels ennuis. Enfin, peut-être pensait-elle comme ça parce que Yue avait toujours été souriante et adorable avec elle, à un point tel qu'elle ignorait que c'était possible ? Oui, sans doute. Depuis qu'elle était enfant, Hansa n'avait connu que l'ombre, la tristesse, le gout amer de la vengeance dans sa bouche. La jeune-fille lui avait montré qu'il pouvait y avoir autre chose. Elle lui avait prouvé qu'il était possible de sourire sans raison particulière. La thaïlandaise ne se sentait pas capable d'y arriver un jour, mais à défaut elle voulait préserver un maximum celle qu'elle considérait encore comme un enfant. Elle se laisse faire sans protester quand la petalous la tira sur le banc, et caressa ses cheveux d'un geste affectueux lorsqu'elle déposa sa tête sur ses genoux. Puis enfin, elle parla tout en regardant la tsebe, lui arrachant un froncement des sourcils. Elle n'était pas douée pour parler aux gens, elle l'était encore moins pour tenir de réelles discussions, pour les aider, les rassurer. Elle ignorait comment faire, on avait jamais tenu ce genre de propos quand son ciel à elle s'était obscurci. Si quelqu'un avait été là pour elle, aurait-elle été différente aujourd'hui ? Sans doute, mais cela aurait contrecarrer ses plans. Seulement, Yue n'avait certainement pas de vengeance à accomplir. Hansa attendit que sa petite protégée eut terminé de parler, avant de hocher la tête et de porter son regard devant elle Du bruit dans ma tête mh ... ? Non, elle ne savait pas ce que c'était, pas réellement en tout cas. Son oncle s'en était assuré, il ne fallait pas que son esprit soit embrouillé, jamais. Son arrivé à Suwon l'avait mise en péril à ce niveau-là, mais elle continuait de toujours faire le tri entre ses pensées, de garder la tête froid. Non. Jamais. Mais ma situation n'est pas enviable... Elle reposa son regard sur la petite fille, elle avait l'air si jeune, si fragile... Rien à voir avec Hansa, son regard plus souvent vitreux qu'animé, son expression généralement fermée, et cette aura de danger qu'elle parvenait à dégager malgré sa petite carrure Chez moi c'est toujours silencieux, parce que c'est comme ça que j'ai été élevée. Avoir du bruit, ça te prouve que tu es en vie. Enfin, je suppose. C'était comme ça qu'elle voyait les choses en tout cas. Hansa ne s'était jamais considérée comme étant pleinement vivante. Enfant, elle se comparait parfois à un robot, parce qu'elle ne pouvait pas ressentir, elle ne pouvait pas penser par elle-même, elle ne pouvait qu'endurer, et accepter ce que son oncle lui disait sans broncher. Pour elle, être "élevée" n'était qu'un synonyme de "programmée" afin d'adoucir la réalité. Elle ne voulait pas effrayer la Yi. Qu'est-ce qui te tracasse Yue ? Peut-être pouvait-elle aider en dépit de son manque de capacités en la matière ? Dans le pire des cas elle se contenterait d'être présente, il parait que c'est ce que l'on attend de ses amis, alors c'est ce qu'elle ferait quand bien même elle n'en avait pas l'habitude. Il fallait bien un début à tout n'est-ce pas ? Peut-être était-ce l'annonce de l'ère d'Hansa la Philanthrope ? La bonne blague.

La Thaïlandaise n'était pas la mieux placée pour parler avec la jeune fille, elle qui n'avait jamais rien connu d'autre que tout ce que l'homme avait de mauvais. Pourtant, elle ne voulait pas la renvoyer à quelqu'un d'autre, parce qu'elle ne savait pas ce qui se passait, qu'elle ne savait pas si quelqu'un lui ouvrirait ses bras comme elle était prête à le faire. Parfois, elle aussi aimerait qu'on soit là pour elle, mais les gens ignorent ce qu'elle ressent. Elle-même ne s'en rend pas compte. Parce qu'elle a été habituée à faire taire ses états d'âme. Pourtant, face à Yue, elle refuse de faire demi-tour, parce qu'au fond, elle aussi aurait aimé qu'on lui tende la main quand elle en avait besoin. Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais qu'on te fasse là il aurait plutôt fallu retirer la négative, mais ça revenait au même. Puis Yue se leva, et Hansa la suivit du regard. Elle n'aimait pas ce qu'elle voyait, car toute observatrice qu'elle était, elle ne parvenait pas à y mettre des mots. Puis les mots de la plus jeune la mirent à mal. Ce qu'était le malheur ? Le savait-elle ? Oui, elle supposait savoir ce que c'était. Avait-elle jamais connu autre chose ? Oui, sans doute, mais elle ne s'en souvenait pas. Le malheur hein ? Elle rejeta la tête en arrière, observant le ciel qui s'assombrissait de minute en minute Je dirais que le malheur c'est quand tous tes repères volent en éclat. Son regard revint se poser sur la chinoise, cherchant les mots justes pour exprimer sa pensée Parfois, tes repères sont chamboulés, et du coup il te faut un moment avant de les retrouver, de te resituer par rapport à eux. Et puis d'autres fois ils disparaissent purement simplement. Dans le premier cas, le malheur est éphémère, dans le deuxième... c'est plus compliqué de passer outre. Elle marqua une pause, se situant elle-même dans ses propos, avançant à tâtons, ne voulant pas parler de quelque chose qu'elle ne connaissait pas. Quand elle était arrivée à Suwon ,elle n'avait pas réellement conscience de son malheur. Au final, c'était des personnes comme Yue qui lui avaient permis de s'en rendre compte. Était-ce le premier pas vers le bonheur ? C'était le genre de question qu'elle préférait éviter de se poser, car ils ouvraient la porte au doute. Ce qu'elle savait en revanche, c'est que ça lui fendait le coeur de voir la petite princesse dans un tel état, et qu'elle ne pouvait supporter la voir pleurer. Finalement, sa question acheva Hansa qui se releva pour aller la prendre dans ses bras, serrant son petit corps si faible et si fragile contre le sien Yue ... Le malheur c'était la condition sine qua non au bonheur ... Elle déposa un léger baiser sur ses cheveux, tentant de la consoler, avant de prendre son menton entre ses doigts pour plonger son regard dans le sien, la couvant d'une façon presque maternelle Mais si jamais c'est trop dur, rappelle-toi que peu importe ce qu'il se passe dans ta vie, moi je suis là et je bouge pas. Si t'as besoin d'un repère, tourne-toi vers moi, et t'en auras un. Je te promets pas que ce soit le meilleur qui soit, mais c'est tout ce que j'ai à t'offrir, araseo ? À nouveau, elle la serra contre elle, une main dans ses cheveux et l'autre dans son dos. Jamais elle n'avait fait de pareille promesse. Jamais.

La vie toute entière de la thaïlandaise tournait autour de la mort de ses parents, son oncle s'en était assuré. Cela faisait précisément dix-neuf ans que la jeune-femme n'avait plus eu droit à une preuve d'amour, ou d'affection. Ou plutôt, cela faisait dix-neuf ans. En arrivant à Suwon quelques mois plus tôt, sa vie s'était mise à changer, sans qu'elle le voie venir. Des gens s'étaient mis à compter pour elle, elle avait commencé à veiller sur certaines personnes, dont Yue. Pourquoi la fillette la préoccupait-elle autant ? Elle était son parfait opposé, avec ses grands yeux ouverts sur le monde et son sourire enfantin. C'était cette candeur que Hansa avait voulu à tout prix protéger, cette candeur qu'elle-même n'avait jamais connu. Voilà pourquoi, elle la serrait si doucement contre elle, la berçant comme l'enfant qu'elle était. Je ne te laisserai pas, Yue. Qui était-elle pour faire une pareille promesse ? Quelqu'un qui s'était attaché plus que de raisons, et qui commençait à nourrir des rêves et des espoirs. Finalement elle reprit le visage de la jeune-fille entre ses doigts et colla son front contre le sien Tu sais Yue, le malheur c'est surtout la promesse d'un bonheur à venir. Toutes les princesses ont dû passer par là pour avoir leur fin heureuse... Regarde la Belle au Bois Dormant, elle a été plongée dans un sommeil de cent ans par une horrible fée. C'est triste quand on s'arrête là, mais la vérité c'est que sans ça, jamais elle n'aurait pu rencontrer son prince charmant. Si son oncle, ou pire, son cousin la voyait à cet instant précis, ils riraient de bon coeur. Depuis quand Hansa consolait-elle les petites filles en leur parlant de contes de fées ? Bien sûr, la vie est loin d'être un conte de fée, elle est plus complexe, ne tient pas en cinq lignes mais ... la thaï porta son regard sur l'immensité du ciel, avant de le reporter sur sa petite protégée Mais même dans la vie, si on se décourage au moment le plus dur, alors on ne profite jamais de sa fin heureuse. Vois ça comme une tempête : elle finira par s'estomper, et il n'en restera qu'un magnifique arc-en-ciel. Un arc-en-ciel hein ... voilà le genre de discours qu'il l'aurait fait ricaner il n'y a pas longtemps, preuve que les gens que l'on fréquente ont une énorme influence sur ce que nous sommes.

Hansa ressentait enfin ce qu'était la peine. Pas ce sentiment que l'on a pour soi-même quand quelque chose nous attristait, mais cette sensation quand on voit quelqu'un aller mal et qu'on a l'impression de ne rien savoir y faire. Yue était telle Alice qui tombe dans un trou, mais la thaï ignorait ce qui l'y attendait au fond. Pouvait-elle lui promettre le bonheur, la joie, elle qui n'avait jamais rien connu de tout ça ? Elle-même continuait encore de tomber, et s'attendait à atterrir grâce à sa propre mort. Pourtant, elle ne voulait pas que Yue connaisse ça. Elle ne souhaiterait pas ça même à son pire ennemi à vrai dire. Yue ... Hansa avait prononcé son nom dans un murmure, la gorge nouée. Elle regrettait tellement être ce qu'elle était, car cela l'empêchait d'être utile. Quel intérêt de savoir blesser lorsque l'on ignore comment guérir ? Elle regardait l'enfant se débattre contre ses propres démons, et se retrouvait de l'autre côté de la barrière, sans savoir comment passer outre. Finalement, peut-être valait-il mieux qu'elle garde le silence ? Car elle refusait de mentir à Yue, elle ne voulait pas lui donner de faux espoirs. Pourtant, quand elle parla d'étoiles, Hansa la fixa un instant, penaude, avant de lever les yeux vers le ciel Les étoiles hein .... Orion, Grande Ours, le Cygne, le Sagittaire, avec sa mère elle avait apprit le nom de toutes les constellations, et s'était entraînée à les retenir quand elle était arrivée en Corée, c'était son seul souvenir. Je te porterai sur mes épaules s'il le faut Yue, mais tu les verras à nouveau. Car elle ne pouvait pas permettre que quelqu'un ne les voie plus. La tsebe eut un de ces sourires à la fois doux, rassurant, et déterminé dont elle ne se savait pas capable. Elle était prête à tout pour cet enfant, quitte à détruire tous les obstacles qui se dresseraient sur son chemin, elle voulait simplement la voir sourire à nouveau comme avant. Sa petite princesse.

Ce que Hansa craignait le plus, c'est que Yue se fasse abuser par la vie. Ce n'était pas encore le cas. Mais son état risquait de la pousser à faire des conneries. Hansa ne connaissais que trop bien cela. C'était ironique, elle qui avait contribué au malheur de tant de gens en leur promettant des pilules qui les rendraient heureux. Foutaises. Mensonges. Le manque n'avait rien de réjouissant. Devoir toujours avoir de quoi tenir le coup sur soi, ça diminue le moral. Être dépendant, y a rien de pire. La thaï ne l'était pas, et elle avait jamais su comment elle avait fait pour échapper aux dépendances occasionnées par ces merdes. Peut-être était-ce le fait de toujours se dire qu'il ne fallait pas qu'elle cède ? Parce qu'elle avait un dessein plus important ? Peut-être bien. Ou alors, sa constitution lui permettait d'être plus endurantes aux drogues. Elle l'ignorait, mais était toujours sur le qui-vive, guettait le moment où elle se sentirait mal parce qu'elle n'aura pas eu "sa dose". Ce jour-là, elle arrêterait tout. Jusqu'à aller mieux. Tu les verras Yue. Ne décroche juste pas ton regard du ciel. Survient le mais. Le "mais" qui effraie la thaïlandaise. Puis aux mots prononcés par la chinoise, son sang se glace, ses sourcils se froncent. Hors de question. C'était une première, Hansa qui refuse de vendre ou même de donner de la drogue. Hansa se redresse, et plonge son regard dans celui de sa cadette, sérieuse. Je te laisserai pas toucher à cette merde Yue, jamais. Faut pas que tu baisses les bras, que tu te laisses avoir par la solution de facilité. Ces choses ne te rendront pas ton innocence, ta joie de vivre. Tu verras pas les étoiles grâce à elle. Mais elles te détruiront à petit feu. C'est ça que tu veux hn ? Elle était sévère tout à coup. Pourtant, on pouvait déceler dans sa voix de la chaleur et de l'inquiétude. Elle avait toujours été comme ça, elle le savait. D'où le tenait-elle ? C'était une bonne question. Pourtant, elle avait l'impression de se souvenir ... non, c'était ridicule. Son esprit s'embrumait à nouveau, or elle devait garder toute son attention posée sur Yue. Elle caresse sa joue, doucement et tendrement. Tu es forte Yue, plus que tu ne sembles le penser. Et tu n'es pas seule, quand bien même tu sembles en douter .... Non, Hansa sera toujours là pour elle. Toujours.