La mère de Tasyr est bridée. Mais elle porte le voile.
Le père de Tasyr est un lâche. Mais la lâcheté a parfois du bon.
Tasyr est né en Syrie, et autrefois, ça n'était pas si mal.
Ses parents viennent de l'archipel de Jeju, en Corée du Sud, mais le métier de journaliste a donné la possibilité à Mi Ran de rejoindre sa famille en Syrie. Pour eux, elle est métisse. Les voisins disent que c'est une bâtarde. Le couple s'est installé à Damas, Tasyr y est né.
Il est souvent à l'écart. Trop différent pour être apprécié, mais trop similaire pour rester impassible toutes ces années : il est bridé. Beaucoup le sont, mais il fallait un loup sur lequel la pierre pouvait être jetée. Tasyr s'enferme dans sa chambre, il étudie studieusement. La maîtresse dit qu'il a les capacités, mais qu'en faire lorsqu'on n'est pas accepté ? Sa mère l'exaspère, elle est autoritaire, souvent elle déraille, mais elle est la seule à se soucier de son avenir : le chef de famille a mis les voiles. Ce pays lui donne envie de vomir. Mi Ran le voit avocat, ou policier. Certainement pas dans la Mafia. L'Italie, c'est malfamé. Elle le confine dans des rêves qu'elle lui fait croire siens. Après tout, le gouvernement, c'est la future carrière numéro un.
Tasyr n'a pas de rêve. Il est comme un oiseau à qui on aurait brûlé les ailes. Il veut
a big house, big cars and big rings. Mais au fond il le sait,
he doesn't have any big dreams ! Il étudie. Il va à la bibliothèque. Finalement il se fait des amis : ce sont tous des intellos à lunettes. Il écoute maman, il est encore son enfant. Il aura un jour droit de décisions. Mais seulement lorsqu'il aura quitté la maison.
Tasyr ne comprends pas ce qui l'entoure. Il ne s'est jamais intéressé à la politique, il ne comprends pas ces gens qui donnent jusqu'à leur vie. Les télés ne semblent plus connectées que sur une seule chaîne internationale, c'est lourd. Le quinze mars 2011. Il aurait aimé fuir avant de ne voir tout se détruire. Les jours passent lentement, et s'empirent. Il ne sait pas pourquoi les gens sortent et crient, plus personne ne ressent l'envie de rire. La vie se détériore : c'est la guerre en Syrie.
Il est intelligent, il a de bonnes idées, mais parfois il est rattrapé par sa naïveté. Il ne cherche pas même à comprendre les protestations et l'armée qui défile dans la rue, ces partis politiques qui se mettent à nu. Tyser s'arme de sa caméra et s'enfonce dans la rue sous les éclats de verre qui jonchent le sol, les blessés qui geignent : il aimerait perdre la vue. Ses deux amis marchent derrière lui. Il veut faire un reportage et l'envoyer à l'ONU, bien qu'il ne sache pas comment s'y prendre. Il veut dénoncer cette injustice.
Ses bras sont attachés derrière une chaise. Son torse imberbe et juvénile se soulève. Il ressent ce malaise. Le sang coule sur sur sa peau et s'écrase sur le sol avec autant d'aisance que l'eau. Il s'est fait attraper par le parti ennemi. Il va servir d'exemple à ceux qui ne se décrètent soumis. Ses cris sont enregistrés tandis que sa propre caméra se voit obligée d'être braquée sur ses amis égorgés. Il ferme les yeux, qu'on le force à rouvrir. Il voit des choses qu'il ne devrait pas voir, ressent des choses qu'il ne devrait pas ressentir. Il aimerait être aveugle. Ou mort. Il n'a que quinze ans quand le poignard s'enfonce dans sa chaire. Et pourtant il ne leur en veut pas. Il sait qu'il aurait fait la même chose à leur place : il l'a compris en voyant ces fusils de chasse viser les hommes. C'est la guerre en Syrie.
Tasyr ne sait pas comment il a fait pour se retrouver là. Il ne sait pas non plus comment il s'en est échappé. L’hélicoptère le conduit à l’hôpital, mais il n'est pas même sûr de vouloir qu'on le soigne. Il en a trop vu, trop entendu. Tasyr ne dit pas un mot. Il aurait arrêté sa respiration s'il n'était pas aussi lâche. Il ne sait pas ce qu'on fait de lui, ce qui l'attend, et il s'en moque. Il se moque de tout. Les hématomes parsèment sa peau, les cicatrices l'enlaidissent. Il lui faudra supporter ceci le reste de sa vie. Un enfant avec des problèmes d'adulte.
He doesn't have any big dreams.
A nouveau des tirs. Il s'est fait à cette routine. Il sait que son pays est en guerre. Tasyr a perdu sa mère voilà quatre mois de cela, en 2013. Il ne va plus à l'école, il s'engage dans des groupes de résistances syriens. Il brûle les voitures avec les siens. Les orphelins. Que peut-il faire de plus ?
Fin juillet, il ne comprend pas. Il est embarqué. Mais il s'y fait : voilà près de trois ans qu'il ne comprends plus. Il reconnaît cet homme qui a fuit au début de sa vie, il y a une dizaines d'années, et le juge d'un regard de chien enragé, l'accusant silencieusement de tous ses malheurs. C'est l'anniversaire de la mort de sa mère, ce même jour.
Il a du mal à s'adapter à la vie asiatique. Il ne parle pas, ne sort pas, et ce pendant un mois entier. Son père l'a sorti de ce mauvais pas, n'a pas été remercié. Tasyr a repris les études, pour la mémoire de sa mère. C'est un élève excellent, mais il manque d'ambition. Il s'en moque, il travaillera au gouvernement. Il vit confortablement, s'il ne rêve pas, personne ne lui dit rien. Il mène une double vie, il cherche constamment à se détruire pour se rappeler de l'adrénaline de son pays d'origine. Il a le mal de la Corée. Tous ces gens calmes et carrés. Derrière sa moyenne digne d'un prodige se cache un Tasyr sur lequel les avis mitigent. Trop angélique et blessé pour être normal. Trop muet pour être banal. Trop enragé pour être jovial.
Sa mère est morte en portant le voile.
La lâcheté de son père lui a permis de fuir le pays.
Tasyr est syrien, il a connu le mal.
Tasyr est encore un enfant, dont on a détruit la vie.
Il n'a pas d'ambition, pas de rêve,
C'est tout juste s'il ne veut pas mourir avant que le soleil se lève .
Ou alors c'est ce qu'il fait croire,
Pour ne pas qu'on voit qu'il cause du tord dans le noir.