Lorsque la mise à jour de mon portable effaça les numéros les plus anciens de mon portable, je ne pus qu’émettre un grognement consterné en enfonçant davantage les coudes dans mon matelas, au chaud sous ma couette. Heureusement, quelques messages de numéros connus me permirent bien vite de resituer un peu mes pertes et combler les trous, ainsi que reprendre contact avec d'anciennes connaissance comme cette femme-là avec qui j'avais passé un long moment l'année dernière, que j'avais perdu de vue ensuite. Ça m'avait occupé un moment, un long moment même, avant de s'achever sur l'accord commun d'un rendez-vous fixé. Malentendu embarrassant lorsqu'on y repense. Faute d'inattention. Je m'étais préparé comme un prince, autrement dit, comme tous les jours. J'avais pris du temps à parfaire ma coiffure, choisir soigneusement mes vêtements, et faire mon sac capable d'assurer ma survie pour ce soir.

Je garai ma voiture d'occasion -celle que j'utilisais pour les sorties où en jeter un max n'était pas utile- sur un parking proche et fit le reste du chemin à pied pour atteindre avec quelques minutes de retard le lieu de rendez-vous fixé. Pensant tout d'abord par le silence ambiant qu'il n'y avait personne, je posai mon sac et massai ma nuque en abandonnant au décors un soupire blasé. Mes yeux balayèrent le coin jusqu'à tomber sur une étrange petite créature qui m'observait avec intérêt. J'arrondis l'un de mes sourcils, un flot de questionnement s'imposant à mon esprit, puis haussai les épaules et pris appui contre un arbre : visiblement nous n'étions pas les seuls à nous retrouver ici.

Je ne m'inquiétais pas vraiment, elle était du style à aimer se faire désirer, aimer se faire attendre et faire languir les gens pour son plaisir personnel. Néanmoins, c'était tout de même désagréable, d'autant plus lorsqu'une inconnue vous déshabillait presque du regard tant elle vous fixait avec d'insistance. Je lui lançai par ailleurs un regard agacé et claquai de la langue avant que mon portable ne se mette à vibrer, rapidement accompagné d'un refrain d'Eminem. Je plongeai ma main dans ma poche pour saisir le téléphone et décrochai sans me presser. « allô ? » Ayant pour seul interlocuteur présent le silence, je me mordis le coin des lèvres et tournai mon regard vers l'inconnue par inadvertance. Son portable entre les mains, elle me fixait et je gonflai le torse en passant une main dans mes cheveux cendrés en arborant un sourire en coin mutin. Hors le fait de se donner en spectacle fut rendu désagréable par une étrange constatation. Son air étonné, nos téléphones saisis quasi en même temps, nos heure et lieu de rendez-vous communs.. Coïncidence ? Je me raclai la gorge et raccrochai dans le but de voir ce qu'elle ferait de ce qu'elle tenait entre ses mains. Si son gsm continuait à sonner, alors je serais rassuré.

Un soulagement intense se propagea dans toutes les parties de mon corps en diffusant une douce chaleur bienfaitrice lorsqu'elle colla le téléphone à son oreille tandis que mon interlocuteur à moi était aux abonnés absents. Je la quittai alors du regard avec ce sourire supérieur qui retroussait le coin de mes lèvres en une expression de pure arrogance. Je m'installai plus confortablement, calant mes épaules contre le tronc. Toutefois le sentiment premier de malaise me rattrapa bien vite lorsque deux voix quasi-identiques s'élevèrent en même temps, à la fois d'à mes côtés et de mon portable. Okay il y avait clairement un problème. Elle non plus, n'était pas celle que j'attendais avec une forme d'impatience contrôlée. Je ne répondis que par un long soupire et rangeai mon portable dans la poche de ma parka, plantant mon regard plein de déception, mais également de curiosité, dans celui de la jeune femme. Lorsqu'elle fut à mon niveau, je penchai la tête en arrière pour qu'elle prenne appui sur le tronc et massai ma nuque. « Apparemment. Je crois qu'on fait erreur depuis le début hm ? Ah c'est chiant. » Je m'adressais plus à moi-même qu'à elle, mais me redressai pour lui faire totalement face, arrondissant un sourcil sous l'intérêt de l'étrangeté de la singulière situation.

Elle n'avait pas non plus l'air enchantée d'avoir loupé son rendez-vous. Quelque part, je me demandais quelle genre de personne elle avait attendu pour être ainsi déçue par le modèle de perfection que j'étais. Comment avions-nous pu en arriver à ce point ? Nous tromper si lourdement et communément sur l'identité d'autrui ? Au fond quand on y réfléchit, c'est plutôt marrant de se fourrer dans ce genre de situation tête baissée. Malgré tout elle n'était pas cette australienne blonde au 95D que j'avais connue l'année dernière, pas du tout même, et je m'en retrouvai fortement déçu. Nous n'avions rien à nous dire et je ne fus pas même étonné de ses mots. Toutefois ne partageait-elle pas mon avis ? Ne trouvait-elle pas ça excitant de se retrouver avec un inconnu pour camper ? Un nouveau sourire s'imposa sur mes lèvres et je regonflai le torse en arborant une attitude purement supérieure. « C'est dommage. » Ce fut la seule chose que je fus capable de prononcer. Je ne pouvais ni jouer sur la persuasion, ni sur ses craintes, sur des piques ou des provocations. Je ne savais pas même son nom. Je remontai le sac sur mes épaules. « Pas un instant je ne me suis douté que tu n'étais pas celle que je pensais. »

Je ne baissai pas le regard sur mes pieds quand bien même l'envie me prenait. Je gardai le menton droit tout en plantant avec discrétion mes dents dans le chewing-gum. Elle non plus n'avait pas eu ce sentiment de parler à un étranger, et c'est ce qui faisait le charme -car j'étais désormais sûr qu'il y avait du charme à la situation- de notre malentendu. Je pensais que ce genre de choses n'arrivait jamais qu'aux autres pourtant. A nouveau face à face, je ne pus qu'approuver d'un hochement bref de tête appuyé de mon accord oral. « Sûr. Au fait, t'attendais qui ? Enfin j'veux dire, pour tirer une telle tronche face à moi, tu dois être fichtrement déçue non ? » L'amusement fit briller mes yeux. Je me moquais de l'indiscrétion de ma question. Je me moquais de ce qu'elle pourrait penser. La curiosité me brûlait la langue et je n'étais pas du genre à retenir mes mots.

Evidemment je doutais fortement qu'elle m'eut pris pour une non-couillue à ma manière de m'exprimer, au masculin, et le fait qu'elle se moque ouvertement de moi me fit grincer des dents. Et pourtant je ne me départis pas de mon sourire et poussai l'audace jusqu'à rire d'elle avec cette expression hautaine qui la rabaissait plus bas que terre. Et pourtant elle ne semblait pas vouloir s'écraser et ployer. « Il est normal je suppose qu'une femme comme toi traîne avec les vermines de son genre. » Mon contraire signifiait forcément le bas de la chaîne, non ? Je la jugeai d'un regard désintéressé, avant de relever les yeux sur elle, figé dans une moue consternée. « Une beauté australienne bien mieux formée. » lâchais-je d'un ton morne, avant de poser mon sac pour m'asseoir dessus, repassant encore et toujours une main dans mes cheveux pour replacer quelques mèches rebelles.

Un nouveau soupire quitta mes lèvres et je plongeai mes mains dans la poche de ma parka pour en tirer mon briquet et mon paquet de cigarettes. Je m'empressai d'en tirer une pour ensuite l'allumer et tirer une taff en grognant de satisfaction au passage de la fumée. Je lançai, en grand seigneur, le paquet au niveau de ses mains pour qu'elle puisse m'en dérober une si elle le souhaitait. La situation était bien trop inhabituelle et nouvelle pour que l'envie de me perdre en querelle inutile me prenne, et je ne relevai même pas ses remarques. De toutes façons, je ne comptais même pas me taper Amber. C'était juste une pote certes en déficit mental et au QI négatif, mais au moins elle me faisait triper. Comprenant que toute arrogance ne ferait qu'envenimer la situation -et surtout parce qu'elle n'avait pas lieu d'être, ce n'est pas comme si c'était une femme que je recroiserais et donc avec qui j'avais une réputation à tenir-, j'affichai un masque de neutralité totale. « ah.. Qui sait ? Au fait, je m'appelle Taojun. Et toi ? » Un échange de banalités futiles.

Je la regardai distraitement tirer sur l'une des tiges blanches et orangées en repensant à nos messages envoyés. Avais-je dis quelque chose de compromettant ? Avait-elle dévoilé quelque chose dont je pourrais me servir si jamais la situation m'échappait ? Je n'en savais plus trop rien et cela m'agaçait. Je reportai la cigarettes à mes lèvres et tirai à nouveau dessus en laissant mes épaules s'affaisser sous la satisfaction de ce simple geste. « ok.. » Je n'avais pas grand chose d'autre à dire, et quand bien même les questions menaçaient de sortir chaque fois que j'ouvris les lèvres, je ne voulais pas passer pour un homme s'intéressant à sa personne. J'haussai alors les épaules et me mis à jouer avec le briquet, faisant naître et s'éteindre la flamme sans cesse. « Tu comptes vraiment rentrer du coup ? »

Tout dépendait. Je ne me voyais pas rester seul ici, alors sans doute allais-je rentrer faire comme tous les soirs : m'affaler dans le canapé devant la télé en maudissant mes parents de m'avoir collé une femme comme Iseul dans les pattes. Ou bien je resterais jouer l'ermite et reprendre contact avec mes racines..« je sais pas. » La cigarette était devenue mon unique objet de distraction, et je me concentrai sur chacun des allés retours de la fumée dans mes poumons, et du spectacle qu'elle m'offrait en montant vers le ciel déjà trop sombre. « Sans doute que si tu pars, je pars aussi. » C'était quand même étrange de converser avec une inconnue tant de temps et ne pas savoir quoi se dire une fois en face à face. Je tentai alors de nous détendre un peu en posant une nouvelle question, ne la fixant pas pour autant : « Tu habites loin ? Pour avoir fait le déplacement, je suppose que non. »

Je n'étais pas quelqu'un d'impressionnable ou d'influençable, et pourtant je n'arrivais pas à m'imposer vraiment. Disons qu'elle était plutôt spéciale comme meuf, ou alors c'était une façade très bien réalisée. Ma tige se consumant peu à peu, lentement, je semblais me prendre d'intérêt pour la cendre au sol. « Sérieux ? Sur toute la Corée fallait qu'on tombe l'un sur l'autre. » J'émis un rire amusé avant de me booster pour reprendre contenance, me relevant de mon sac pour prendre appui une nouvelle fois contre l'arbre. Je n'aimais pas rester inactif, j'avais besoin de sans cesse bouger et me dépenser, ce que trahissait les mouvements incessants de ma jambe droite semblant presque convulser : « Non je savais pas. J'suis pas très branché girafe. » Mon sourcil droit s'était arqué sous l'étonnement. Vraiment étrange. Il y avait mille et une façon autre d'aborder les gens ou d'instaurer un dialogue. Était-elle ce genre de fille qui n'avait d'autre amourette que le savoir et la connaissance, éprise du fait d'instruire son entourage ? Se foutait-elle de moi ? Je poussai un soupire résigné, et massai ma nuque. « Sinon on t'a déjà dit que t'étais bizarre comme meuf ? » Il y avait également plus délicat, mais les faits étaient là.

Je ricanai en la jugeant à nouveau d'un regard digne d'un scanner. Bien qu'il me restait encore un tier de ma clope, je l'écrasai sous mon pied, las de tirer sur la tige bien que je sache pertinemment que d'ici une heure tout au maximum, j'irais à nouveau m'en griller une. Si je la trouvais bizarre ? Bizarre était un euphémisme. J'hochai tout d'abord la tête, puis relevai les yeux vers les siens en soulevant le coin de ma lèvre dans un rictus moqueur. C'était ma manière à moi de me mettre à l'aise : toute personne capable d'être supérieure à moi devait être rabaissée pour mon plaisir personnel et ma sécurité. « Ouais, je trouve. Je sais pas. T'es simplement.. Bizarre ? » Était-ce son apparence pas forcément si atypique ? Sa voix pourtant presque jolie, ou ses connaissances étalées si tôt ? Son look, sa posture ? Je ne savais pas vraiment. « Eh bien... Je suppose que c'est un ensemble, l'image globale que tu donnes ? » Bizarre était le mot juste.

J'avais l'habitude de forcer -mais je préférais dire aider- les gens à se remettre en question lorsqu'ils me semblaient trop étranges ou peu adaptés à mes idéaux. Et pourtant jamais je ne me retournais la question, jamais, parce qu'il n'était pas probable que je sois bizarre. Et pourtant voilà que je venais d'en être éclaboussé par le simple fait d'avoir entamé la conversation plutôt que partir. Je soufflai par le nez en même temps qu'un sourire amusé fleurit sur mes lèvres, mes épaules se soulevant pour s'abaisser aussitôt. « Sans doute un peu oui. » Les langues ne se déliaient pas totalement, mais les mots fusaient tout de même avec plus de simplicité. Je me penchai alors à nouveau sur un fait. « T'habites vers où ? J'suis de Suwon même. » J'aurais pu tomber sur n'importe qui. Un Nord-coréen infiltré dans le pays, une petite venant tout juste d'avoir son premier portable, une amante infidèle, un transsexuel... Mais je tombais sur une femme que je jugeais d'approximativement mon âge ou presque, vivant près de chez moi. Drôle de destin.