Je le regarde faire. Je regarde Kazuya retirer tout ce qui est encombrant dans le salon. Areum et Haneul ne sont pas là, je ne sais pas où elles sont parties. Lorsque je me suis réveillée, elles avaient déjà mis le voile. Ça ne me gêne pas. Nous sommes rentrés hier. Et. Selon Kazuya, je suis une sorte de zombie depuis. Je ne sais plus comment je suis censée réagir. Je ne sais pas ce que je suis censée faire. C’est lui qui a pris mon téléphone pour appeler Shûji. C’est lui qui lui a fait un résumé de la situation. Un très court résumé. Je l’ai entendu, il a omis tous les détails. Moi ? Je suis muette. Je n’arrive plus à parler. Je revois sans cesse ce que j’ai fait là bas. Je revois encore et encore le début et la fin. Je ne me souviens pas de ce que j’ai fait entre temps. Je ne sais pas si j’ai tué, ou si j’ai juste blessé. Je ne sais pas, je ne sais rien, j’ai perdu le contrôle de moi-même là bas. Je n’ai pas pleuré non plus. Je n’ai pas crié non plus. Sôji, tu m’en veux ? De là où tu es, est-ce que tu m’en veux de ce que j’ai fait ? Mais au moins mon cauchemar est vraiment fini maintenant. Non ?

Kazuya a dégagé le salon, il a mis les meubles autour de la pièce. Il me regarde. « Il faut que vous vous défouliez Ojô-sama… » Me dit-il. Il a retiré ses chaussures et sa veste, remontant les manches de son gilet. « Je m’inquiète pour vous, et si Shûji-san arrive et que vous ne dîtes pas un mot, ça va retomber sur moi. Alors, venez, servez-vous de moi. » Son regard est même plus précis, il me dit « comme d’habitude ». J’approche, doucement. Rares sont les fois où j’écoute ce qu’on me dit, mais, avec Kazuya, même énervée, je finis par obéir. Je fais face à mon garde. Je lève la main. Elle retombe faiblement sur son torse. Alors il me pousse. Il me pousse, me tapant sur l’épaule. Mes réflexes parlent avant moi, mon poing s’écrase réellement dans son ventre. Ma respiration s’est accélérée soudain. Je le fixe à nouveau. Il a un regard de tueur. Son genou contre ma cuisse. Je réagis à nouveau, criant cette fois je me jette sur lui. Le duel a commencé, mais ce n’est pas lui contre moi. C’est moi contre moi-même.

Un appel, la panique et je roule à une vitesse affolante sur les routes mouillés de Suwon en direction de l'appartement de ma meilleure amie. Je me sens coupable, terriblement coupable et je ne me donne pas le droit de me déculpabilisé. J'aurais dû partager son voyage au Japon, j'aurais dû être au courant, j'aurais dû être là. J'aurais dû mais je n'ai su que trop tard, parce que je me suis laissé obnubilé par ma confrérie et mon travail, parce que j'en ai oublié Perséphone. Je n'ai pas envoyé de message, pas autant que d'habitude, je n'ai pas téléphoné, je ne suis pas passé chez elle à l'improviste alors qu'elle a déménagé. Je suis un ami horrible, un frère indigne et je m'interdis à trouver des excuses. Et puis, l'appel de Kazuya. Je crois que je ne lui avais plus parlé aussi sèchement depuis longtemps et pourtant, je lui suis reconnaissant de m'avoir appeler. J'ai peur, rien de plus et c'est sans doute cela qui me fais encore appuyer sur l'accélérateur alors que je dépasse déjà largement les limitations de vitesse. Je klaxonne, j'ignore le code de la route puis m'engouffre dans le parking souterrain. L'ascenseur est lent, trop lent.

Enfin, après un temps bien trop long à mon goût, je sonne. Je suppose que les colocataires de ma princesse ne sont pas là, sinon j'aurais pu faire une énième crise de jalousie parce que Kazuya n'aurait pas composé mon numéro. Il m'ouvre et je fronce instantanément les sourcils en voyant sa joue, entaillée. Il est essoufflé mais s'incline tout de même devant moi, salutation que je lui rends à peine avant de forcer l'entrée, me jetant sur Perséphone comme une mère à qui on aurait prit son enfant trop longtemps. Je pose mes mains sur ses bras et regarde son visage, l'effleurant ensuite de mes doigts. « Qu'est-ce qu'il s'est passé ici?! Vous vous êtes battus?! » Je sais que Kazuya n'a pas levé la main sur elle pourtant elle, elle semble l'avoir fait. Pourquoi? J'ai besoin de comprendre. Je me redresse et m'installe dans le canapé, attirant Perséphone contre moi. Je pense, je suis certain, qu'elle m'en veut d'avoir été absent. Seulement je pense aussi qu'il n'est pas l'heure des reproches, qu'elle me les crachera plus tard. Peut-être ai-je tord mais je ne l'espère pas, à cet instant j'ai besoin qu'elle parle, qu'elle m'explique son état, l'appel d'urgence et son soudain voyage au Japon. « Tu devrais boire quelque chose et te calmer... Je sens ton cœur battre d'ici. »

Les coups s’enchainent. Ou plutôt. J’enchaîne les coups. Kazuya n’est pas simplement un garde du corps. C’est ma béquille quand je ne peux pas marcher, mon mouchoir quand je dois pleurer, ma cure quand j’ai mal. Il trouve toujours les bons moyens, toujours les bons mots, toujours les gestes exacts. Et même si on ne communique pas des masses, on sait les choses sans avoir à les dire. Ça soulage. Chaque coup que je lui donne, me fait sentir un peu plus légère. C’est fini. Le cauchemar est fini. Sôji a été vengée. Je me sens libérée. Les blessures ne sont toujours pas guéries, mais au moins, leur cause, a disparue.

Me laissant tomber à genoux sur le sol, je reprends du mieux que je peux mon souffle. Quelques mèches de mes cheveux me collent au visage. Kazuya est allé ouvrir. J’ai les poings en feu, j’ai mal aux jambes aussi d’avoir alterné les mouvements. Je pense que je vais avoir un hématome au niveau de la cheville gauche. Mon garde ira certainement voir un médecin… Je me sens tirée et relevée, et me faire retourner. Shûji me regarde extrêmement inquiet. « Oui… plus ou moins… » Se battre est un grand mot, on dira plutôt que j’ai torturé mon employé et ami, puisqu’il est resté sur la défense, et non pas l’attaque.

Je devrais m’étirer, éviter les courbatures, mais, Shûji m’a fait asseoir et je crois que je ne me relèverai pas. Je suis couverte de sueur, je suis désolée Shukkun, je vais te salir. Je sens également mes joues être enflammées, et je jette un regard à Kazu après les mots de mon meilleur ami. Prendre une douche ne serait pas une stupidité au vu de mon état, mais je ne trouve rien de mieux à faire que me coller à Shûji. Je passe un bras autour de son ventre alors que j’accote ma tête contre son torse. « Tu m’as manqué… » Mes yeux se ferment et je garde silence. J’ai envie de pleurer. J’ai enfin envie de pleurer. Mais, je veux d’abord rester un petit peu comme ça.

Il est dur de la voir ainsi, de la voir dans un état que je ne saurais même pas décrire. Kazuya n'est pas bien non plus et je ne sais même pas duquel m'occuper en premier. Avant je ne me serais même pas préoccupe de la santé du garde du corps mais avec le temps j'ai appris à l'apprécier. Désormais je n'aime pas le voir mal en point, surtout que je sais que cette fois tout cela est la faute de Perséphone. Si elle l'a frappé ainsi c'est que quelque chose ne va pas, que quelque chose cloque, que quelque chose est arrivé au Japon et que cela l'a marqué. Soudain, les scénarios les plus fous se créent dans mon esprit et un million de question s'enchaînent. Questions que je ne poserais pas à la principale intéressée. J'appellerais Papa Katô demain, je parlerais à Kazuya mais Perséphone ne recevra aucune de mes angoisses et préoccupations. Elle a déjà bien assez à faire avec les siennes.

Mon amie se blottie contre moi et je comprends que les choses ont dû être difficile, que quelque chose de grave, d'important est arrivé au Japon. Je resserre mes bras autour d'elle, questionnant Kazuya du regard mais celui-ci ne me réponds pas, se contentant d'aller chercher à boire à la cuisine, ramenant un verre qu'il pose près de nous. Je déteste quand il fait ça, quand il m'ignore. Il couve ma princesse du regard, il est inquiet lui aussi pourtant, lui, il sait. Devrais-je être plus inquiet encore? Glissant une main dans les cheveux de Perséphone alors que l'autre presse sa taille contre moi, je ferme les yeux un bref instant. Elle ne dit que quelques mots, qu'une simple phrase mais cela me touche au plus haut point. Perséphone ne dit pas ce genre de chose, jamais. Sora le disait souvent mais Sora n'est plus, je l'ai appris avec le temps, je me suis fais une raison. Seulement à cet instant précis, j'ai l'impression qu'elle est là, bien plus que ne l'est Perséphone et cela me rend fébrile. Je me redresse légèrement et embrasse la tempe de mon bébé, lui souriant ensuite. « Tu m'as manqué aussi Princesse... J'aurais aimé venir avec toi. J'aurais aimé avoir été là. Quoi qu'il se soit passé. »

Je m'en veux d'avoir été absent au moment où elle avait le plus besoin de moi mais au moins elle n'était pas seule, au moins Areum était avec elle. Je suis heureux de cela, qu'elle ait des amies, de vrais amies sur qui compter. Elle ne vit pas seule, elle n'est pas seule et quelqu'un veille sur elle, en plus de Kazuya. Je suis un meilleur ami indigne mais je n'ai pas le choix. Ma vie est à un tournant capital et je n'ai pas le droit à l'erreur. Un Ashida n'a jamais le droit à l'erreur, les yeux du Japon tout entier sont tournés vers moi. Avant je ne me souciais de rien, désormais je me soucie de tout. Est-ce que c'est ce qui arrive quand on vieillit? Je desserre ma prise autour de la Princesse Yakuza et me penche pour attraper son verre, le lui tendant ensuite. « Tiens mon cœur, boit et reposes-toi. Je suis là maintenant. » J'aimerais lui dire que plus rien ne pourra lui arriver, parce que je la protègerais. Je le pense mais je sais que c'est faux, que si quelqu'un la protège ce n'est pas vraiment moi mais bien Kazuya.

Ça fait du bien, d’être comme ça, contre Shûji. Ça faisait longtemps, trop longtemps. Je ne suis pas habituée à ne pas le voir. C’est dur, trop dur pour moi. C’était bien trop dur. Il m’a manqué. Lui, ses chocolats chauds, ses mots de réconfort, et son inquiétude quasiment perpétuelle. Pourquoi n’était-il pas là ? Il n’avait pas le droit, il n’a pas le droit de me laisser. Et il le sait, alors pourquoi il l’a fait ? « Tais toi. » Je suppose qu’il n’y a pas que lui qui est un ami indigne. Moi je suis l’amie capricieuse et qui n’en fait qu’à sa tête. Qui n’écoute rien à ce qu’on lui dit, parce qu’elle est pourrie gâtée, parce qu’elle a eu beaucoup trop de limites dans le passé, et que maintenant elle veut faire ce qu’elle veut. L’amie indigne, c’est peut etre moi. Et uniquement moi en fait. Alors j’ai pas envie d’écouter ses excuses. Par pur caprice. Il aurait dû être là, quand je tuais encore des gens. Quand j’ai perdu conscience de mes actes. Il aurait dû être là quand je vengeais Sôji. Quand je me vengeais.

Je me serre un peu plus à lui, juste pendant quelques instants de plus, avant de tendre la main pour prendre le verre d’eau et le vider rapidement. Je sens encore mon corps brûlant par l’effort, j’ai chaud, terriblement chaud, mais j’ai pas envie de me décoller de Shûji. Hors de question. Après cette absence, je ne risque pas de le lâcher. Je suis consciente, consciente que je change, que j’ai changé, que je n’ai pas finir de changer. Mais, après ce que je viens de vivre, après ce que je viens de faire, est-ce que j’ai vraiment le droit de changer ? Je devrais plutôt demeurer ce bloc de glace que j’ai été jusque là. Parce que je suis à un stade où je ne me donne pas le droit d’être quelqu’un de bien. Quelqu’un de bien ne tue pas. Enfin, je ne sais pas si j’ai encore tué, je n’en ai pas le souvenir, je sais juste que la première seconde ils étaient à genoux face à moi, et que la seconde d’après Kazuya et Ôjiro me tiraient hors du sous sol. Je vois encore mes mains ensanglantées, j’ai l’impression d’avoir mal à la gorge de nouveau d’avoir crié. Je suis à nouveau essoufflée.

Quand j’ouvre les yeux, je me rends compte que je pleure. Que j’étouffe mes sanglots contre le torse de Shûji, et que j’ai fermé mes mains autour de son haut. C’était donc ça que je n’arrivais pas à faire sortir, à laisser sortir. Des pleurs.