« Say Cheeeese. » « Cheeeeeeeeese ! » Le flash jaillit alors que les voix reprenaient en cœur la formule affectionnée des occidentaux. La joue collée à celle de Sky et les yeux brillants de malice, Boyung se détacha à peine de sa cousine – juste de quoi tourner la tête pour lui claquer une bise qui fit se crisper le sourire de blondie. Un nouveau cliché fut pris dans la foulée pour immortaliser le geste affectueux tandis qu’autour d’elles, leurs parents et les « amis » de ces derniers s’extasiaient comme à chaque fois qu’elles se retrouvaient réunies par leur faute. Toutes les occasions étaient bonnes pour venter l’entente parfaite qui avait « toujours » existé entre elles. Même les vieilles tantes, les grands-cousins éloignés et les vagues connaissances y allaient de leurs commentaires, rivalisaient d’anecdotes pour exprimer à quel point leur relation s’apparentait à celle de vraies soeurs… à ces mots, la main de Sky glissa aussi sèchement que discrètement de celle de Bonnie. « C’est vrai », intervint alors l’aînée sous le coup d’une impulsion. Son regard brun se figea dans celui de la plus jeune et elle enchaîna : « Cousines de sang, sœurs de cœur et de confrérie, c’est le genre de liens que rien ne peut rompre. » Il n’y avait qu’une once de défi dans sa voix, quelque chose qui signifiait qu’elle n’abandonnerait pas. Si cela passerait pour une charmante déclaration pour les autres, il s’agissait en réalité d’un message subtile que la concernée serait la seule à comprendre, puisqu’en dehors d’elles deux, aucun membre de leur famille ne se doutait de combien cette relation fusionnelle était… feinte.

Elle avait été réelle fut un temps. Avant que Sky ne prenne la mouche pour des broutilles, songea Bonnie en tentant d’ignorer les tambourinements de son cœur. Ça ne la touchait pas le moins du monde, bien sûr : il était temps que sa cousine grandisse et passe par-dessus les vieilles histoires, non ? Elle ne l’avait pas soutenue face aux plaisanteries stupides dont elle faisait les frais à l’époque, alright. And so what ? Ce n’était pas un drame, pas de quoi renier tout ce qu'elles avaient pu partager. A la limite… peut-être Bonnie aurait-elle su se complaire dans une inimitié en bonne et due forme. Parce que tant qu’il y avait un lien, même basé sur la rancœur, il y avait toujours moyen pour elle de changer la donne – mais l’ignorance ? L’ignorance était la pire des pénitences, un châtiment trop cruel pour une égocentrique de la trempe de Bae Bo Yung.

Sono qui résonne, voix amplifiée par le micro – les convives furent conviés à prendre place : le Gala de charité n’allait pas tarder à commencer. Bringuebalé par les déplacements de la foule, un stagiaire se faufila tant bien que mal jusqu’au duo, le torse bombé pour bien mettre en valeur sa carte de membre du staff et la mine nouée par le même stress qu'il avait déjà manifesté durant chaque répétition. « Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre… » Bonnie jeta à Sky un coup d’œil dubitatif. « Ce qu’il peut être gonflant avec son air compassé. Un peu plus et il surpasserait Kong Meejorée en terme de frigidité, j’étais pourtant sûre que cette fille était imbattable. » Elle profitait. Elle abusait même, consciente que les regards observateurs qui les suivaient même de loin forçaient Ha Neul  à lui répondre. Mais la magie du moment s’interrompit trop tôt : déjà les coulisses s’ouvraient devant elle, avec leur ballet de robes, de stylistes et de modèles empressés. Deux maquilleuses les agrippèrent et Boyung laissa l’excitation du moment chasser la pointe d’amertume qu’avait éveillé l’empressement de sa cousine à s’éloigner une fois qu’elles eurent échappé à la curiosité des autres invités. Le temps d’un battement de cils, elle se retrouva vissée à un siège tandis qu’une inconnue défaisait son chignon élégant pour la recoiffer et qu’une autre ajoutait quelques notes de couleurs à son maquillage. Ses doigts pianotèrent un instant sur l’accoudoir de son siège et, n’y tenant plus, elle attrapa son sac pour en tirer son téléphone portable, si souvent greffé à sa main qu’elle en venait à le considérer comme son sixième membre. En un temps records, quelques mots apparurent à l’écran et le texto fut expédié à sa destinataire : Ha Neul. Tu comptes t’obstiner à bouder encore longtemps ? Tout en délicatesse. Réduire une vieille blessure au niveau de simple caprice, hm. Ça passerait mal, elle le savait, mais voilà que son égo reprenait le dessus sur ses belles résolutions. Oh Bonnie, quand apprendras-tu de tes erreurs ?

Bonnie se fendit d’un sourire faux en réponse à la rebuffade de Haneul – mais le tic nerveux qui lui agita la joue droite la trahit. Détail que seul un œil averti saurait remarquer, or sa cousine était plus que bien placée pour s’apercevoir de la portée de sa réplique. Elle s’était promis de faire les choses correctement ce soir, et pourtant… chassez le naturel, il revient aussitôt au galop : son texto en fut la preuve. C’était ennuyeux ; cette « reconquête » s’avérait beaucoup plus longue et plus laborieuse que prévu. Elle avait… toujours considérée Haneul comme acquise, à vrai dire. Et elle ne s’en apercevait que maintenant. Leur complicité était gravée dans la roche, leur histoire préécrite, et le scénario impliquait forcément que leur relation perdure en dépit de tout. Non ? La jeune femme se tapota pensivement le menton du bout de l’index, perdue dans ses réflexions. Jusqu’à présent, aucun de ses plans n’avait fonctionné. Au départ, en constant l’éloignement de Sky, elle ne s’était pas beaucoup inquiétée. Ce n’était qu’une phase. Ça lui passerait, avait-elle songé, trop orgueilleuse pour tenter de corriger le tir avant qu’il ne soit trop tard. Et puis elle s’était confortée dans cette idée : peut-être y avait-il là-dessous une pointe de jalousie ? C’était forcément ça. Elle avait tout et la pauvre Haneul n’était pas très appréciée. Mais peu importait, le vent tournerait tôt ou tard et elles étaient au-dessus de ce genre de mésententes. Puis le temps était passé, et sa cadette n’était pas revenue vers elle, contrairement à ce à quoi elle s’était attendue. Là était le problème : durant toutes ces années, Bonnie n’avait eu de cesse de tout minimiser. Les brimades n’étaient « pas grand-chose », Ha Neul était « une grande fille, capable de s’en sortir seule », si bien qu’elle s’était contentée de l’encourager de loin sans jamais daigner se mouiller, uniquement à l’abris des regards, parce qu’après tout, ne faut-il pas être jeté dans le vide pour apprendre à voler ? Peut-être… peut-être avait-elle manqué de clairvoyance sur ce coup. Certes, sa cousine s’était endurcie, mais à quel prix ? Sky avait dressé entre elles deux une barrière qui semblait désormais infranchissable. Préserver les apparences n’avait fait que rendre plus pénible l’ignorance qu’elle lui imposait le reste du temps. Tenter de prétendre qu’il ne s’était absolument rien passé avait encore détérioré leur relation. Et enfin, la désigner d’office comme sa « petite sœur » au sein de la confrérie et lui offrir sur un plateau d’or le titre de « relève » n’avait guère donné plus de résultats… Deux ans plus tard, Bo Yung en était encore à devoir se contenter de regarder sa Ha Neul rire et s’adoucir en présence des autres, puis se braquer lorsqu'elles se retrouvaient seules. « Lu à 19h49 », afficha son écran. Aussi impersonnel qu’un message automatique, Sky se payait sa tête et Bonnie riait jaune. Charmant, pianota-t-elle rapidement en sachant que l’ironie transparaîtrait parfaitement. Elle serra inconsciemment le poing, le regard dans le vide. C’était insupportable. Ça ne pouvait pas durer.

Il lui fallait essayer quelque chose de différent. Se retenir de lui conseiller de « grandir un peu » - erreur déjà commise. Présenter… des excuses ? Des excuses franches, même. La reine des complots ployait devant l’évidence, incapable d’improviser une tactique imparable grâce à laquelle éviter d’en passer par là. Lèvres pincées, Bo Yung lança à son reflet un regard critique, mue par le besoin irrépressible de s’en prendre à quelqu’un. Parce qu’elle était perdue. La hâte de défiler n’était pas suffisante pour compenser. Depuis quand perdre quelqu’un était si douloureux ? Il ne lui semblait pas avoir déjà éprouvé ça et, pourtant, le seul fait de se dire que c’était irréversible lui coupait le souffle. Soit. Et après ? Comment demandait-on pardon, déjà, à quelqu'un avec qui on n'avait pas échangé de discussion complètement honnête depuis des années ? Bien sûr qu’il lui était déjà arrivé, par le passer, d’exprimer des regrets hypocrites. Ou d'attendrir vite fait quelqu'un. Mais avec Haneul, qui la connaissait si bien en plus de maîtriser elle-même parfaitement ce jeu, un repentir en carton ne prendrait pas. Etait-elle sensée… allez savoir ! Pleurer ? Fallait-il en passer par là pour sembler sincère ? Ew. Etrangement, le fait de tout simplement décrire ce qu’elle ressentait, aussi fidèlement que possible, ne lui traversa même pas l’esprit. Quelle idiote.

Elle replaça une mèche derrière son oreille le temps de retrouver contenance, s’évalua de nouveau, puis : « Et vous êtes payées pour ce travail de débutantes ? Such a pity. Heureusement pour vous que le modèle était déjà parfait. » Evacuer sur autrui un peu de l’acidité dont elle était habituée à enrober ses mots, l’aiderait sans dourà se montrer plus douce à au moment de s’adresser à Sky… A trouver les mots justes. Maiiis oui, bien sûr. Bonnie s’extirpa gracieusement de son siège et tourna le dos aux deux employées, pour se diriger vers le suspensoir sur lequel étaient classées les tenues de trois des mannequins d’un soir, dont Ha Neul et elle. Après un rapide coup d’œil aux alentours pour s'assurer que personne ne lui prêtait attention, elle s’accorda cinq secondes pour composer un second message : Il faut qu’on discute sérieusement de tout ça. Vraiment. Un smiley pour bien faire passer le tout ? … Ciel, non. Elle effaça rapidement la succession de symboles et envoya la question telle quelle. D’abord, décrocher une vraie conversation. Et ensuite… ensuite, euh, elle improviserait. Elle pouvait peut-être espérer emprunter un « Présenter des excuses – pour les nuls » à l’un des multiples représentants du bas peuple qui envahissaient actuellement son espace vital ? « On se dépêche ! Plus que 20 min avant le premier passage ! » La voix du stagiaire la tira brusquement de ses pensées ; du coin de l’œil elle vit Sky approcher à son tour et étudia rapidement la carte sur laquelle figurait le prénom de sa cousine. Suspendue elle-même à l’un des cintres, elle réunissait des photos des trois look qu’arborerait la concernée au cours de la soirée et Boyung s’y fia pour récupérer les différentes pièces du premier, afin de les tendre à la jeopardize une fois que celle-ci l’eut rejointe. « Prends au moins le temps d’y penser », demanda-t-elle en référence à son dernier message. « Tu trouves juste, toi, de cracher sur tout ce qu’on a partagé à cause d’une erreur de jeunesse ? » Elle n’eut toutefois rien le temps d’ajouter : deux stylistes les séparèrent pour les aider à enfiler et à ajuster leurs tenues, lancées dans une course effrénée contre la montre.