tenue▬ Il fait trop chaud, et moi je suis obligée d’être couverte. Il fait trop chaud, je viens de laisser ma valise et mes sacs dans ma chambre, et je suis énervée. Il fait trop chaud et ce voyage commence bien trop mal. Pourquoi ai-je signé déjà ? Je n’ai même pas attendu que les trois hommes qui me servent de colocataires débarquent dans la chambre, parce qu’au vu de la literie, je ne voulais pas être présente pour subir leurs regards curieux. J’ai juste rangé mes affaires et accusé l’appel d’Areum.

J’ai dû passer quoi ? Dix minutes dans la chambre avant de prendre mon sac et descendre ? Oui, voilà, ce devait être ça. Casquette sur la tête, veste longue et légère sur moi, j’affronte le soleil brûlant et me dirige rapidement vers la piscine. C’est facile à repérer une coréenne sous un parasol jaune. Je prends place sur un des transats et retire mes lunettes. « Non mais, y’a vraiment Jin-oppa et la sangsue dans ta chambre ? » Je n’ai jamais prétendu l’avoir dans mon cœur. Je sors la protection solaire de mon sac, et commence à m’en tartiner les bras après avoir retiré le vêtement qui les recouvrait. Ma crème fait aussi « fond de teint » en quelques sortes, les cicatrices sur ma peau le vivraient beaucoup trop mal. « Ecoute… j’ai le choix entre Bok, Tao et Ikjun, autant dire que… soit je dors avec Bok, soit je meurs. » Je soupire et appelle un des employés, commandant en anglais. « Deux caipirinhas et deux coupes de glace ou sorbet, ce que vous avez de plus sucré. Merci. » s’il n’était pas si foncé de peau, le serveur serait beau gosse.

Une fois mes cicatrices couvertes, ma peau couverte tout simplement, je range à nouveau mon flacon de crème dans mon sac et sors mon paquet de cigarettes pour m’en allumer une. « Je comprends parfaitement unnie… Je sais pas, tu as dû être une sacré catin ou traitresse ou espion dans une autre vie pour que ça te tombe dessus comme ça… » Je fais en sorte que mon ton montre que je plaisante, histoire de la détendre un peu, recrachant ma fumée tranquillement.

« Tu as réussi à passer la douane avec un tazer ? Tu es sérieuse là ? » Je ris , m’allongeant sur le transat, tendant la main pour prendre la sienne. Ce qui est bien avec Areum, c’est que je peux parler longuement, je peux me détendre, je suis totalement à l’aise avec elle, et j’y prends goût, je prends goût à sortir doucement de ma bulle et de mon monde si noir. « Je n’ai pas spécialement envie non plus… J’ai l’impression que mon cœur va me lâcher… Si je ne dors pas avec Bok, j’ai deux choix, soit je dors avec le pervers et en somme, je ne dors pas, soit je dors avec Tao… et je ne dors pas non plus… » Parce que ça sera impossible, parce que je serai bien trop nerveuse. Je la regarde, et tente un petit sourire. « Dormir sur des transat c’pas trop mal, t’en dis quoi ? » Le serveur arrive, et je prends aussitôt ma boisson. Il n’y a pas d’heure pour l’apéro, encore moins en jet lag.

« Non mais… tu vas réellement t’en servir ? Si ce n’est que ça, je peux te donner des cours d’auto défense, ce sera mieux que se trimballer avec ça tu sais ? » Ce n’est pas quelque chose que je ne puisse pas faire. L’avantage d’être entrainée à tuer, c’est que du coup, les armes ou autres ustensiles aidant à la défense ne sont plus que facultatifs. « Non mais si la sangsue te fait chier, hésite pas à me le dire directement, que je vienne semer la pagaille un peu moi aussi… et puis, ça me ferait sortir de ma chambre par la même occasion… »

Jouant avec mon collier d’une main, tenant ma cigarette de l’autre, je soupire. Ça va être rude, mais faut qu’on y survive. Vous me direz, j’ai vécu pire, mais c’est la première fois que je subis mes sentiments. Mes émotions, et, c’était bien la première fois que je me rendais compte que je pouvais en développer. C’est… étrange. Je suppose que c’est ça que de se sentir vivant en fait.

« Bok il risque juste de me serrer tel un doudou dans son sommeil… on a déjà tenté l’expérience donc ça va… alors garde ton vœu pour tu sais quoi… » Un regard complice, et je ris, levant mon verre près du sien. « Va surtout falloir que je trouve comment me cacher du soleil, ou je risque de ressembler au type de massacre à la tronçonneuse ! » Mes cicatrices ne sont pas toutes guéries après le temps, et si je peux éviter de les rendre visibles, je le ferai, quitte à être pale comme un cul.

Sirotant mon verre, je lâche mon mégot dans le cendrier pour prendre le sorbet. « Je me demande quel fruit a cette couleur rouge si vive… » Je pose mon verre, attrape la cuillère et goûte, ouvrant grand les yeux. « UNNIE C’TROP BON ! »

« Laisse le quand même dans ta valise, il vaudrait mieux éviter les soucis hors de l’hôtel… » Je soupire. Je la comprends. Je ne peux que la comprendre. Vous savez, il est de ces personnes que l’on n’aime pas sans raison. On dit que c’est « physique ». Oui, et bien, c’est le cas pour Su Ah. Je ne l’aime pas. C’est physique. Depuis le premier jour. Aussi simple que ça. Enfin, les raisons commencent à apparaître et à justifier ce dégoût pour la demoiselle. « Il va bien falloir que j’évacue ma frustration d’une façon ou d’une autre, foutre la pagaille c’est le plus sain, sinon, je suis capable de créer un second Scarface, et, ce pourrait être n’importe qui, sauf toi. »  Je pense qu’elle doit très bien comprendre l’allusion à Scarface. Du moins, si elle a revu Jaeduk dernièrement, elle devrait comprendre oui.

La question d’Areum résonne dans mon esprit. Je viens de déconnecter. Je n’entends pas la suite, je ne l’écoute pas. Je crois que c’est la première fois que je déconnecte aussi violemment en présence de mon amie. J’ai les yeux ouverts, j’ai mon verre au bord des lèvres, mais mon esprit n’est plus là. Il est aussitôt plongé dans des souvenirs aussi douloureux qu’angoissants. Je ne peux rien voir, on a bandé mes yeux, on a attaché mes mains, mes chevilles, je ne peux pas bouger. Mais j’entends des voix, plusieurs, je dirais quatre ou cinq voix différentes. Je sens leur regard sur mon corps nu ; je mords ma lèvre, fort, très fort. Je refuse de crier. Je ne veux plus crier alors que ce qu’il me semble être une ceinture claque sur mon bras. Un couteau. Je viens d’entendre un couteau…

Une longue bouffée d’air. J’inspire alors fortement, comme si je venais d’être en apnée et que je récupérais mon souffle. Je me redresse, je m’assois en tailleur sur le transat, le regard paniqué, le visage dénudé d’expression, et je finis mon verre d’une seule traite. Combien de temps suis-je restée plongée dans le passé ? « Oui, il faut qu’on sorte de là… » Dis-je en remettant mon gilet, et me rallumant une clope.

« Mmh… Rien, finis ton verre unnie et trouvons nous une occupation, je veux pas gâcher la journée plus qu’elle ne l’est déjà. » Ça me faisait mal au cœur.

Ça me faisait mal de me souvenir de toute ça, quand je m’y attends le moins, quand ça fait le plus mal, quand je suis le plus vulnérable, ou quand je passe un bon moment. Ça me fait mal de m’en souvenir, parce que j’essaie d’enterrer tout ça, parce que j’essaie de l’oublier, d’avancer, d’en apprendre quelque chose, mais que peut-on bien apprendre d’un acte si cruel ? Bon, oui, je l’avoue, j’ai déjà fait taire des voix, des âmes, des hommes à tout jamais. Mais, jamais gratuitement, jamais de cette façon, jamais. J’ai pu le faire en abrégeant les souffrances, j’ai pu le faire rapide, comme lent, mais n’en laissant jamais la trace, jamais.

Moi au contraire je vivrais toujours avec ça. Et encore. Appelle-t-on cela vivre, réellement ? Moi j’ai souhaité mourir tellement de fois que je ne les compte plus. Mes tentatives ont d’ailleurs toujours été un échec parce que j’ai été surveillée et assistée tant que l’on m’a pas jugée apte à prendre soin de moi-même.

Je ne le montre peut-être pas, mais vivre est encore un défi pour moi. Et me regarder dans une glace, un miroir, la surface de l’eau, est à chaque fois une épreuve.

« Unnie, n’insiste pas là-dessus, je ne veux pas tout foutre en l’air maintenant. » Je suis capable de rester muette, mais je ne puis le faire devant Areum. Je ne lui mens pas. Je réponds toujours à ses questions. Mais, pour le bien de nous deux, il vaudrait mieux que j’évite de répondre à celle-là.

Pourquoi fait-elle ça? Pourquoi elle insiste. Je tente de me dégager de son étreinte, mais mon corps refuse d’écouter mon cerveau. Arrête Areum. Arrête s’il te plaît. Ça fait bien trop mal, ça fait beaucoup trop mal. Lorsqu’elle m’avait invitée chez elle pour me raconter pour Jaeduk, j’avoue, ça m’a énormément touché qu’elle me confie ses secrets, qu’elle me confie son passé. Mais le mien fait de moi un monstre. Je me déteste, et si elle continue à creuser, elle va finir par le voir.

Je tire encore sur ma cigarette, restant muette un instant. Les larmes coulent sur mes joues et je ne l’ai pas senti venir. Putain. La colère naît en moi, parce que je n’arrive pas à contrôler mes émotions. Mes yeux sont ouverts, mais je ne vois plus le cadre paradisiaque qu’il y a. Je vois des flashs, des scènes qui se sont déroulées il y a fort longtemps. Je passe nerveusement la main dans mes cheveux, mon corps se tendant. Je fume jusqu’au filtre de ma cigarette, essuyant les larmes au coin de mes yeux directement. Cesse de pleurer. Tu n’es pas faible. Cesse de pleurer.

Mon visage se niche dans le creux de mes mains pendant quelques minutes. Le temps de me reprendre. Le temps de trouver une issue de secours. Je ne peux pas dévier la question. Je ne peux plus. Areum ne me laissera pas filer. Alors, entre mes doigts, je chuchote. « Tu es morte un très court instant unnie… moi ça fait des années que l’on m’a tuée… »

« Si! Je suis morte Unnie! Que je continue de respirer ne veut rien dire! Je suis pourrie de l’intérieur ! » je me surprends moi-même à avoir crié ça. Pourtant j’ai à peine bougé. Pourtant le reste de mon corps est resté totalement calme et gelé. C’est sorti tout seul, je ne veux pas crier, je déteste crier. Pourquoi est-ce que je crie putain ?

C’est lourd, c’est lourd dans ma poitrine. Et ce muscle qui continue d’irriguer mon corps de sang, j’aimerais qu’il cesse de le faire. Je souhaite encore mourir. Je l’ai souhaité, et je le souhaite encore. Parce que je ne dors pas sans me shooter aux médicaments. Parce que je ne peux fermer les yeux sans voir une nouvelle fois ce que j’ai déjà vécu. Parce que j’imagine encore que mon frère va franchir ma porte, avec des danbos dans les mains, en me forçant à l’accompagner près de la rivière. Je sens soudainement mon corps trembler, mes yeux se fermer, et les larmes couleur bien plus fort. Je déteste quand je suis comme ça. Il n’y a que Shûji et Kazuya qui m’aient déjà vu de la sorte. Je suis honteuse de montrer ça à Areum. Un yakuza ne montre pas sa douleur, sa souffrance, et encaisse la tristesse. Il faut garder la tête haute quoi qu’il arrive. Mais le poids sur mes épaules doit certainement affaiblir mon cou, parce que je ne puis le tenir droit maintenant. « Dix mois, une semaine, et trois jours. C’est la durée exacte pendant laquelle j’ai été kidnappée il y a trois ans… » dis-je alors d’une très petite voix.

Je suis lancée. Elle m’a lancé. Et malgré moi les paroles sortiront seules, puisque le besoin de vider mon sac se montre soudain. Mis à part Shûji, mis à part Kazuya, Areum est la seule personne en qui j’ai aveuglement confiance dans cette nouvelle vie. Trois ans, ça fait bientôt trois ans que je garde le secret, que je me fais appeler Perséphone, que j’ai vêtu ce costume et armé mon visage d’un masque dont j’aimerais me débarrasser. Areum ne me jugera pas, Areum ne me verra sans doute pas de la façon dont je me vois, mais, au moins, Areum comprendra pourquoi est-ce que je suis cet être si étrange comparé aux autres que l’on voit au quotidien.

« J’ai… été enfermée… attachée… tenue comme un animal… j’ai… » Ma voix se brise, cherchant les bons mots, cherchant ceux qui décriront parfaitement ce qu’il m’est arrivé. « Je suis devenue un objet… un défouloir pour un nombre inconnu d’hommes… j’ai été battue… j’ai été violée… j’ai été détruite… » mes larmes ne cessent de couler, et mes mains s’accrochent fermement aux vêtements de mon amie. Je fixe un point invisible au sol, je tremble. Je me sens impuissante face aux souvenirs qui défilent devant mes yeux, dans mon esprit, dans mon corps entier. J’ai oublié où nous nous trouvons, j’ai oublié s’il fait chaud ou froid, j’ai oublié le temps. « Je suis un jouet cassé… et le pire dans ce cauchemar… mon frère est mort… en voulant me sauver… » je crois qu’on entend à peine ma voix, ou du moins je ne m’entends plus parler. Pourtant, j’entends, j’entends clairement les battements d’un cœur qui recommence à fonctionner.

« Je ne serai plus la fille que mon frère aimait lorsqu’il est mort… Pour moi… le cauchemar est constant Areum… C’est là… dès que je ferme les yeux… je revois tout… ou le peu que j’ai pu voir… Une nuit de sommeil ? Ça fait beaucoup trop longtemps que j’en… ai pas eu… tout ce que j’ai c’est… la dope… et les anti dépresseurs… putain… » Il y a beaucoup de choses aujourd’hui qui s’expliquent simplement avec ce que j’ai vécu dans ce putain de sous sol. Ma peur pour la foule, pour les lieux clos, le métro par exemple… Ça explique aussi pourquoi je parle peu, pourquoi je fixe les personnes étrangement quand ils me parlent. Il y a également mon « racisme », parce que, souvent, c’étaient des étrangers qui ôtaient le bandeau qui me cachait les yeux… ils aimaient voir la peur dans mon regard… le dégoût…

Je crois que je suis dans une sorte de transe. Je ne peux plus parler. Mes sanglots s’intensifient, et je plonge dans les bras de ma meilleure amie, nichant mon visage contre son épaule, serrant mes mains contre son dos, mon corps faisant un petit bond à chaque respiration que je prends. « Ne plus attendre quoi que ce soit venant des autres »… L’espoir est de toute manière quelque chose d’abstrait pour moi.

Longtemps, je suis restée comme ça accrochée à Areum sans cesser de pleurer longtemps, avant de me décider à prendre la parole une nouvelle fois. « Tu m’en… veux pas Ari… ne ? Tu ne me crains pas… ne ? je ne te dégoûte pas… ? » Parce que je me dégoûte moi… si je pouvais, je me brûlerai la peau pour ne plus me sentir sale. Mais, là dans l’immédiat, je me montre à elle comme je me montre à Shûji ou Kazuya… Certes je ne lui ai pas tout dit, mais, c’est suffisant pour comprendre que je ne suis qu’une enfant à qui on a volé son innocence. « Tu ne diras rien à Mama Jeona, ne… ? » Une enfant qui se sent totalement coupable pour une bêtise dont elle n’est pas responsable… voilà ce que je suis.