Peut-être était-il destiné à être tordu dès le début. Tordu sans qu'on puisse y faire quelque chose, tordu pour n'être bon qu'à faire souffrir autrui et lui-même. Tordu. Mais quand s'était-il tordu ? Quand avait-on écartelé son esprit, agrandi son sourire, vidé ses yeux, glacé son cœur ? Qui l'avait détraqué ? D'où venait cette perfection de l'imperfection humaine ? Comment avait-on écrasé ses sentiments, abattu son espérance ? Était-il mieux tordu, foutu, tout juste bon à se cacher pour panser ses plaies, et à faire souffrir ? Ou était-il mieux avant, quand il était encore droit, libre de croire, d'avoir de l'espoir ?
En vérité, personne ne l'avait tordu consciemment. C'était le monde entier qui s'y était mis. Et qui était-il pour lutter contre le monde ? Qui était-il pour s'acharner contre quelque chose qui le dépassait et qui ne voulait pas de lui ? Personne. Il n'était personne. Et si les gens ne voulaient pas de lui, lui non plus n'en voudrait pas. Alors il s'était peut-être tordu lui-même. Qui sait ? Il s'était tordu par nécessité, pour que les gens aient besoin de lui et le regarde. Quitte à être haï, quitte à souffrir, quitte à être rejeté, autant que ce soit pour une bonne raison.
Il aurait pu se battre. Il aurait dû. Mais quelle raison avait-il de le faire ? Aucune.
Han Yoon Hye était une jeune femme bien sous tous rapports. Née dans une famille de haut lignage, riche et respectée, elle avait été éduquée selon les traditions et était devenue une belle et intelligente héritière. D'autant plus dotée d'un caractère agréable, elle croulait presque sous les bons partis. Mais l'unique personne à avoir attiré son attention n'était pas celle qu'il aurait fallut. Jae Wook. Jo Jae Wook.
Jo Jae Wook était un homme de sept ans son aîné, qu'on aurait presque pu dire marié à son travail. En tant que secrétaire personnel d'un riche homme d'affaires régulièrement appelé aux quatre coins du monde pour du business, Jae Wook voyageait beaucoup. Plutôt charmeur, sûr de lui, intelligent et doté d'une bonne position au sein de sa société, il aurait pu faire un parti très convenable pour Yoon Hye... s'il n'avait pas été un enfant de pauvre.
Les enfants de pauvres avaient toujours été mal vus chez la famille Han, ils n'appréciaient que très peu la différence.
Tous deux s'étaient rencontrés lors d'une soirée, donnée par l'employeur de Jae Wook. Ça avait été le coup de foudre.
Évidemment, Jae Wook avait dû repartir bien vite en voyage, et de toute façon, sa vie à lui était en Angleterre, mais Yoon Hye n'abandonna pas. Tout d'abord ce fut des lettres, puis des appels, de plus en plus souvent, jusqu'à ce qu'ils se revoient enfin. Bientôt, refusant d'apporter le déshonneur à sa famille, Yoon Hye leur annonça avoir rencontré quelqu'un et s'installer avec lui. Ainsi quitta-t-elle le domicile familial, sous les pleurs de sa mère et l'incompréhension de son père. Elle s'installa dans un appartement d'un quartier peu recommandable où personne ne venait s'offusquer de la présence d'un enfant de pauvre.
Durant quelques années, le couple vécut heureux, à sa façon. Yoon Hye travaillait, ce qui avait d'abord été difficile pour elle, et Jae Wook venait la voir dès qu'il était en Corée. L'unique condition posée au début de leur relation était : pas d'enfant. Car un enfant était considéré, par Jae Wook, comme une entrave, une tentative de mise en cage. Aussi, Yoon Hye ne voulait pas devenir mère, elle se refusait à voir son compagnon la quitter. Alors comment cela avait-il pu arriver ? Un oubli de sa part ? La malchance qui s'abattait sur elle ? Peu importait au final. Il était là. Comme ça. Sans prévenir. Lui. Le bébé. Et ça avait été le début de la fin.
Elle ne pensait pas être enceinte jusqu'à ce qu'elle arrive à moins de trois mois du terme. Évidemment, il lui était impossible d'avorter. Et elle était contre l'adoption. Cet enfant qu'elle mit au monde, elle le détesta du premier regard. Que ça soit ses cheveux, son visage pâle ou encore ses yeux qui ne clignaient presque pas. Comment un enfant pareil avait-il pu grandir en elle, contre sa volonté ? Comment aimer ce gamin qui ne pleurait presque pas et qui vous fixait en silence, comme pour vous désigner coupable ? Coupable de quoi ? C'était lui l'indésirable, le fruit détesté de ses entrailles ! Mais c'était son fils, envers et contre tout, alors elle l'appela Rae Gun et l'emmena chez elle, dans son petit appartement se voulant moderne mais à l'intérieur déjà délabré. Jae Wook fit ses bagages le jour même et ni les pleurs ni les supplications de Yoon Hye ne lui firent changer d'avis. On ne devait plus le revoir.
Rae Gun aurait pu être élevé dans la précarité, d'ailleurs il en fut ainsi durant ses premières semaines, mais Yoon Hye, qui avait gardé contact avec sa famille, leur apprit accidentellement qu'elle était devenue mère et fut rapatriée au domicile familial manu militari. Elle avait suffisamment fait de bêtises, considérait-on.
Fort heureusement, le bébé ressemblait à n'importe quel nouveau-né et personne ne se douta que son père était un enfant de pauvre. Une merde. Yoon Hye n'en parla à personne.
Mais même ainsi, il ne fut pas vraiment aimé. Pour la famille de sa mère, si profondément ancrée dans l'honneur, qu'un enfant naisse hors mariage faisait de lui un bâtard, une honte. Il devint urgent de dissimuler cette tare et d'assurer un avenir décent à Yoon Hye. Tout fut très vite arrangé et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, elle se retrouva mariée avec un membre d'une famille très riche. Plutôt éloigné comme membre il faut dire. Considérée comme la brebis galeuse par la branche principale, sa famille voulait redorer leur blason en usant du profit social et financier qu'un mariage avec Han et Kim leur apportait. Pour sceller l'union.
Et Rae Gun grandit, avec l'idée que ça ira un jour. Et oui, ça ira un jour... ou pas. Non, ça n'ira pas. Jamais. Parce que Rae Gun, en grandissant, en se dressant maladroitement sur ses jambes, en balbutiant ses premiers mots, était devenu ce genre d'enfant lucide et conscient. Conscient de sa beauté, du regard des autres. Conscient de la haine et du dédain de sa mère qui savait pourtant aimer. Oui, elle savait aimer son plus jeune fils. Mais Rae Gun avait beau être lucide de tout ça, il ne comprenait pas. Il ne comprenait pas pourquoi sa propre mère le regardait à peine et l'ignorait alors qu'elle prenait toujours son frère dans ses bras. Il n'avait rien dit. Il s'était terré dans son silence, il avait commencé à cultiver sa différence. Son regard froid vous suivait en silence, captant la plus petite faiblesse vous habitant, son sourire ne le quittait plus, son attitude était devenue plus désinvolte. Mais il n'était pas encore si différent d'un autre. Il savait encore aimer, d'un amour bancal, timide. Pas qu'il avait peur d'aimer, non. C'est juste qu'il ne savait pas comment faire. Personne ne lui avait montré.
Sa mère lui avait finalement parlé de son véritable père, le prenant un jour à part pour une « discussion très sérieuse ». Il avait d'abord cru que cet homme venu de famille pauvre, qu'il se représentait très grand, blrun aux yeux marrons, allait venir pour lui, qu'il allait l'arracher à cette mère qui l'ignorait, à ce monde qui le rejetait. Bien sûr, il s'était trompé. Son père ne voulait pas de lui. Qui le voudrait ?
Alors Rae Gun s'était senti très seul pendant son enfance. Et il n'était pas devenu quelqu'un de bien. Il avait commencé à s'avilir très tôt. D'abord parce qu'il pensait que ça lui permettrait de se venger de ses parents, qui l'avait fait naître pour ensuite l'abandonner dans ce monde qui ne lui tendrait jamais la main. Personne n'avait jamais su qui avait poussé ses camarades de classe à se liguer contre cette fille pour l'intimider. Personne n'avait deviné et il n'en avait jamais parlé. Parce qu'il savait lui, il savait qu'on ne pouvait pas le comprendre. Ça avait été tellement... satisfaisant.
Alors Rae Gun avait continué pour le plaisir, pour le côté malsain. Il avait tout juste treize ans.
Ça n'avait rien de glorieux mais la gloire, ça faisait longtemps qu'il ne l'attendait plus. Il tirait son plaisir de la souffrance volontairement infligée à autrui. Oh, il ne s'attaquait jamais à quelqu'un physiquement. Lui, son truc, c'était les mots. Parce qu'il connaissait leur importance, leur impact. Il savait que c'était plus violent, plus douloureux qu'un coup de poing, et bien plus propre. Ça ne laissait aucune trace visible et c'est bien pire. Et il ne blessait jamais immédiatement. Il attendait que sa proie soit prête. Ça pouvait prendre une semaine comme ça pouvait prendre des mois. Il était patient, très patient. Il attendait toujours le bon moment. Comme avec cette fille. Ça avait été si facile de faire semblant d'être son ami pour la laisser tomber ensuite... de glisser quelques phrases venimeuses soigneusement enrobées de miel à l'oreille de ses camarades... Il voulait se venger. Il voulait faire mal. Et ça avait comblé toutes ses espérances. Le fille avait été transférée, et les coupables exclus. Mais personne n'était remonté jusqu'à lui. Comment aurait-on pu ? Après tout, il est plutôt difficile de croire que quelques mots avaient ainsi pu influencer les choses.
Figure dans son établissement, il faisait parti des grands sans même le vouloir. On le reconnaissait d'un coup d’œil. On le respectait ou on le haïssait, par choix ou par absence de choix. Il savait que les gens connaissaient son nom, son visage et il en tirait du plaisir.
Et la souffrance n'était pas infligée qu'à des inconnus. Non. Quelle importance que ce fut des gens de sa connaissance ou non ? Quelle importance s'il faisait du mal à son frère ? Rae Gun avait voulu faire du mal à son frère, lui montrer ce que c'était que d'être rejeté. Ça n'avait pas été bien difficile, quelques mots placés au bon moment, quelques sourires pour bien distiller son venin. Mais ce qu'il n'avait pas prévu, c'était que le plus jeune ne lui en voudrait pas, n'en serait qu'à peine attristé et continuerait à se tourner vers lui. Qu'il commencerait même à lui confier ses peines et ses secrets. Ses joies aussi, plus rarement.
Alors son frère était devenu un peu plus qu'un parent. Il était devenu la seule personne véritablement proche de lui. Il était devenu son support, celui qui le faisait avancer. Parce que, malgré tout ce que pouvait lui dire Rae Gun, il continuait à revenir vers lui, souriant.
Et puis il avait su s'enticher de quelqu'un d'autre, une personne de plus capable de le tirer vers le haut. Seung Ho. Seung Ho et son apparence innocente. Seung Ho et son arrivée inattendue en plein trimestre. Seung Ho et son air un peu trop perdu, un peu trop gentil. Gamin de bonne famille, trop pur pour rester avec Rae Gun. Rae Gun qui, malgré tout, était brillant. Rae Gun qui allait sur ses quinze ans, adolescent en mal d'amour et trop plein de haine et de douleur déjà. Il avait vu en ce gosse une porte de sortie, un nouveau départ. Il n'aurait pas dû y croire. Il n'aurait vraiment pas dû y croire. Parce que le bonheur n'était pas pour lui.
Il avait su voir le désespoir qui habitait Rae Gun et il l'avait approché sans arrières pensées. Peut-être parce que lui ne savait pas comment blesser les gens. Au début, c'était juste un sourire, des paroles échangées, rien d'important. Mais c'était suffisant. C'était des petits riens, comme les sourires de son petit frère, toujours accroché à son bras, mais des petits riens qui le sauvaient. Ça aurait dû suffire, ça suffisait en fait. Rae Gun s'était entiché de ce bonheur. Il s'était attaché à ce petit bout d'homme. Comment ne pas le faire ? Comment ne pas pas être attiré par sa pureté, son sourire, le brun de ses yeux, la forme ingénue de sa bouche, ses cheveux toujours en pagaille ? Comment ne pas être attendri par ses manies, toujours à se tordre les doigts et à triturer son chapelet en perles de bois ? Comment ne pas aimer tout cela ?
Mais ça n'avait été qu'un répit. Un temps de pause avant la chute brutale. Ils étaient perdus d'avance. Pourquoi ? Oui, pourquoi ? Une question qui était restée longtemps sans réponse. Une question qu'il avait cessé de se poser depuis longtemps. Il y avait répondu tout seul. Parce que c'est toi, Rae Gun. Parce que c'est toi. Il avait pourtant cru qu'avec lui, ça serait différent. Mais Dieu n'existe pas. Et les parents sont la pire des gangrènes. Ils avaient volé son trésor, l'envoyant au loin, sans possibilité de retour. Ils les avaient séparés parce que Rae Gun n'était pas quelqu'un de bien. Parce que deux garçons ensembles, ça n'était pas bien.
Il aurait pu passer au-dessus. Il aurait pu. Si Seung Ho n'avait pas été une de ses béquilles. Si son autre béquille, son petit frère, n'était pas passé à un cheveu de la mort à cause de lui. À cause de sa colère, de sa rage contre leur mère. Il aurait dû le savoir. Il aurait dû savoir que son frère tenterait de s'interposer s'il essayait de frapper leur mère.
Si Rae Gun n'était déjà pas normal, s'il commençait déjà à se tordre, il devint fou, fou à en pleurer, fou à en vouloir mourir sans pouvoir le faire, fou à désirer la souffrance du monde entier. Tout avait basculé ce jour-là. Ce maudit jour.
Le reste était flou. Il était à l'hôpital, aux côtés de son frère. Et il attendait. Blanc. Des murs. Blancs. Encore et encore du blanc. Partout. Un monde beaucoup trop blanc. Son frère aussi était trop blanc. Aucune noirceur, aucune couleur, que du blanc. Des murs qui l'enfermaient. Des murs, des murs, encore des murs. Et le « tic, tac » qui se répercutait inlassablement. Il était toujours dans la même pièce, au même endroit. Et il attendait. Et « tic, tac, tic, tac » faisait l'horloge. Il détestait le temps qui passait. Il détestait la vie. Sa vie. Qu'on l'arrête, c'était tout ce qu'il demandait. Il pleurait. Il pleurait tout le temps. Il avait l'impression qu'il manquait quelque chose en lui, qu'on lui avait arraché quelque chose, qu'on avait tué une partie de son cœur. Enfermé, attendant le bon vouloir d'autrui, il pleurait tout simplement. Mais mieux vaut pleurer que concevoir qu'il avait perdu son trésor, qu'il avait faillit tuer son petit ange. Mieux vaut devenir fou que concevoir l'inconcevable.
Cela aurait pu continuer à l'infini. Jusqu'à ce que son corps se gâte, jusqu'à ce qu'il se brise, jusqu'à la fin. Mais son petit frère s'était finalement rétabli. Il allait bien maintenant. Son bras avait été remis en place et il ne garderait aucune séquelle. Il ne lui en voulait même pas. Ça ne le consola nullement.
Ils rentrèrent à la maison et il s'assit là, sous une table, comme quand il était enfant, et il attendit, regardant vers le sol. Il attendit quelque chose, ou peut-être quelqu'un, qui ne venait pas.
Le monde avait piétiné son cœur, son âme et son cœur. Encore et encore. Il y avait des murs. Partout. Hier ils étaient blancs. Aujourd'hui, ils étaient noirs. Rae Gun voulait partir. Partir loin. Quitter cet endroit, cette maison du malheur. Il la détestait. Il exécrait ce lieu. Il le rejetait de toutes ses forces. Il y était enfermé. Des murs. Encore et toujours. Il avait du mal à respirer. Des murs et encore des murs. C'était horrible.
Vivre ou ne pas vivre. Il n'avait pas le choix, il fallait survivre. Survivre et devenir fou s'il ne l'était pas déjà. Mais qui ne l'était pas ?
Son frère et Seung Ho. Ils étaient son plus douloureux bonheur, sa plus terrible erreur, sa plus grande douleur. Ils l'aveuglaient, l'enchaînaient et lui interdisaient de trouver la paix. Ils étaient cruels. Ils étaient sa culpabilité, sa faute, la seule qu'il voudrait se faire pardonner, la seule pour laquelle il voulait se racheter. La seule qui l'avait touché, changé. La seule qu'il ne pourrait jamais oublier. Mais il se l'était juré. Jamais plus il ne ferait souffrir son petit frère, son ange. Jamais plus.
Rae Gun était détaché de tout désormais, hormis son frère. Égoïste, il ne voulait que sa souffrance à supporter. Un corps, une âme et un cœur à réparer, c'est déjà dur. Enfin, si c'était réparable. Il ne pouvait pas prétendre supporter le destin des autres. C'était égoïste et horrible, mais à chacun sa vie, à chacun sa merde. Stop maintenant. C'en était assez. Il fallait qu'il parte.
Il quitte la maison ? Où va-t-il ? Peu importe. Tout ça doit cesser. Pour lui, pour les autres. Qu'on arrête tout. Mal, il avait si mal. Un gang ? Un nouveau départ ? À quoi bon... Le cœur en lambeaux, déchiqueté. Qui ne s'est pas acharné ? Qui ne l'a pas piétiné ? Même pas toi Seung Ho. Va pour le gang. Tout sera mieux qu'ici de toute façon. Depuis notre Rae Gun est un mac pour son gang et il est vendeur de jeux-vidéos. Une vie triste n'est-ce pas ?