Traquée. La biche galopait discrètement. Elle courait mais sans le montrer. Son cœur battait à toute allure. De la peur? Non. De l'adrénaline. L'animal se planquait dès que l’environnement le lui permettait; derrière un banc, un mur. Elle restait cachée durant une fraction de secondes; le temps que son assassin soit perdu. Le chasseur. Grand et longiligne, ses grandes jambes faisaient de lui un impétueux marcheur. La biche, elle, n'avançait guère plus vite. C'était bien pour cela qu'elle ne cessait de se camoufler. Il y a un mois, déjà, que la macabre traque avait débuté.

La belle et farouche biche était un fascinant spécimen. Depuis des lustres, le chasseur l'observait et la seule chose qu'il désirait était de la dévorer à sa façon; la cuisiner, la rendre délicieuse et la déguster, la savourer tel l'ambroisie sacrée. Il avait réussi à la piéger! Il avait même commencé à la découper, à la cuire, à la faire fumer et à la poser dans son assiette mais... L'animal s'était enfuit avant même qu'il ne pu l'assaisonner et la dévorer.
La biche avait honte de s'être fait ainsi capturée. Elle gardait ça secret. Il fallait que personne ne le sache.

Nung Joo, tel était le nom de cette biche. Deux minutes, déjà, qu'elle s'était collée ce mur, dans un couloir non emprunté du bâtiment A. Elle fixait ardemment le bout de celui-ci, redoutant le passage du chasseur.
Des pas clinquèrent.
Elle se serra davantage au mur, tourna sa tête sur le côté pour ne rien voir. Elle passait presque inaperçue.
Des talons pivotèrent, les bruits recommencèrent.
Joo ferma les yeux, comme si cela allait la rendre invisible.
Une main posée sur son poignet fin. Une autre au creux de son cou.
Les yeux subitement rouverts, elle ne vit qu'un visage. Le chasseur. L'assassin. Park Hae Ju.

Il ne lui en fallu pas une ni même deux secondes pour que l'idée de pousser en arrière le professeur Park traverse son esprit. Mais elle n'en était pas aussi folle. Si Nung Joo se risquait à porter atteinte à la santé physique du corps enseignant du campus, le doyen n'hésiterait pas à la renvoyer de son université; et sur le champ! Elle fût alors bien obligée de faire face à sa nuit, de le regarder droit dans les yeux et de lui tenir tête comme elle savait si bien le faire. Lever le menton, pour paraître hautaine et supérieure, serrer ses dents et mâchoire pour avoir un visage dur et aussi solide que la roche. Avoir l'air d'une guerrière étant prête à se défendre de toutes attaques ennemies. Il fallait le déstabiliser.

Mais tous deux savaient déjà qui allait gagner cette bataille. Et ils ne pouvaient rien faire contre lui.

« Ohng Nung Joo ». Cette dernière frissonna à l'entente de son nom. Une secousse imperceptible mais pourtant palpable.
Le chuchotement ondulant de la nuit la terrassait de l'intérieur, comme une tempête infernale qui dévorait tout organe vitaux barrant sa route. Les yeux obscurs de la nuit la noyait dans du pétrole; un riche pétrole sombre engloutissant sa propre abysse. Les mains fermes de la nuit la maintenaient debout, plus fortes que la gravité terrestre. Mathématiquement impossible; néanmoins vrai.

Sa fuite était, en effet, inexpliquée. La biche savait qu'elle resterait toujours vivante, le chasseur ne pourrait se résoudre à la tuer définitivement. L'animal, autant farouche soit-il, n'avait pas peur de son traqueur. Était-elle plutôt effrayée par la relation qui pourrait les lier? Très certainement. Dieu sait qu'un chasseur et une biche ne peuvent devenir Adam et Ève. Ils sont opposés par leur nature et ils doivent le rester.

- Parler? Mais de quoi? Je n'ai rien à vous dire. Du moins plus rien.

Mensonge. Son attitude trahissait ses paroles mesurées.
Car, oui, avait-elle l'air crédible alors qu'elle venait de poser sa main sur celle du professeur Park? Contre sa joue légèrement poudrée, rosée et brûlante? Alors que lui, de son côté, venait juste de remplacer l'une des mèches l'élève? Les gestes étaient incohérents par rapport au masque de colère que portait Nung Joo. Seules les mots désespéraient à y coller.

La nuit de la nuit. Voila ce dont elle se rappela. Et elle sût pertinemment que suivre Park Hae Ju équivalait à vivre une nouvelle nuit avec la nuit. Et bien évidement, elle capitula, jeta son masque. Et elle accepta de le suivre. Et elle baissa dans son estime personnelle.
Ohng Nung Joo, biche libre, battante intraitable, incapable de dire non aux yeux de doux et terrifiants de Park Hae Ju, artiste inconnu et professeur. La belle affaire!

Les effluves de café et de gouaches montèrent à ses narines. Elle huma le mélange de ces odeurs, aussi improbable soit-il, qui s’additionnaient à la perfection. L'amertume de la caféine et l'ardeur de la peinture se mêlaient en une drôle de symphonie qui formait un bel orchestre. La structure de cet arôme ne pouvait correspondre à une autre salle du campus. Elle était unique en son genre et ne se trouvait nul part ailleurs que dans le bureau du professeur Park.

Parmi les méandres de ce parfum, se dispersaient en masse des dizaines et dizaines de tableaux. Qu'ils soient imbibés d'huile ou d'aquarelles, encadrés ou mis à nus, ils étaient exposés de part et d'autres de la pièce, certains cachés par d'autres de ses congénères. Une infime poignée de ces chef-d-œuvres se trouvaient être d'un médiocre alarmant! Mais tous les autres étaient d'une splendeur incroyable et lorsque l'on posait nos yeux sur ces toiles, l'on comprenait immédiatement l'admiration que portait Park Hae Ju pour ses élèves. En effet, ils étaient doués voir même talentueux.

Assis sur un pupitre, le chasseur fixe sa proie. Cette dernière attend, debout, arrogante. Une arrogance qui vaut peut-être toute l'inspiration qui transporte Hae Ju à son égard.

Alors qu'il parlait, Nung Joo faisait croire qu'il n'écoutait pas, bien qu'en fait elle en était toute ouïe. Seul deux mots réussirent à la marquer: « obsède » et « narguer ». Ainsi, le charmant peintre était épris d'une obsession pour son modèle d'une nuit? Voila de quoi flatter une femme. Mais pas Nung Joo; un sourire narquois ornait ses fines lèvres rosées et elle avait croisé ses bras contre sa poitrine, signe de retrait.

Un blanc s'installa. Pesant.

Finalement, alors que la pression se faisait bien trop forte, l'attente trop longue, la biche fougueuse monta son museau et ouvrit sa gueule: parla.

- Seriez vous devenu fou professeur? Ou l'obsession vous fait voir des choses qui n'existent pas?

Elle était provocante, crue, séductrice. Il fallait le faire languir encore un peu, ne pas lui laisser croire que tout était déjà dans sa poche.

- Un tableau réussirait donc à vous narguer. La force de votre pinceau vous fait peur à vous même! Dans ce cas, la force de mon corps aussi... Corps qui ne vous ait plus inconnu.

Un murmure avait transformé ses derniers mots en une vague d'une finesse imprenable, qui disparue furtivement dans le néant. Nung Joo avait un regard fort et terrifiant, éprouvant et poignant. De ses yeux chocolat noir, elle ne quitta pas une seule seconde les propres prunelles du chasseur. Elle le défiait, le torturait, le désirait.

Son nom est Ohng Nung Joo. Elle est grande, mince et gracieuse. Elle virevolte au gré de sa force amplifiée par la boxe; un sport violent qui à l'air trop brutal pour elle et ses courbes de verre. Elle est plus digne que les autres femmes en somme. Elle est capable de se défendre,  tordre sans aucun mal le bras d'un homme trop voyeur, plier le doigt d'une gamine agaçante. Son arrogance de pie la rend presque inaccessible. Mais il y a un mois de cela, elle a cédé face à la caresse somptueuse du pinceau d'un peintre bien trop supérieur -hiérarchiquement- à elle.
Ils avaient conclus,  implicitement,  que leurs ébats resteront secrets, que s'ils étaient découverts, ils seraient virés, rejetés, reniés. Paradoxalement,  ils vivaient dans un monde où la loi ne les interdisait pas de faire ce qu'ils avaient fait une lune plus tôt. Seules les normes sociales, ces codes oraux, les empêchaient d'assumer publiquement leur nuit.

Professeur Park était sa nuit. Une nuit voluptueuse, incessante et si délicate. Il avait ce touché,  ce tactile que seuls les artistes les plus minutieux peuvent avoir... Elle ne cessa d'y penser et frissonna, discrètement.

Messire Park, faisait son prince. Il passait de bureau en bureau, rangeant papiers et stylos, classant formulaires et contrats. Dame Ohng, qui se rendait reine, restait plantée à sa place, gracile et fermée. Une allure non pas dissuasive si l'on puit dire!

Hae Ju, plus féru qu'une panthère d'or, bondit au devant de l'oie de jade. Celle-ci ne broncha pas, restoit à sa place. Elle était prête à tout. Vraiment.

Et commença alors un lent processus de séduction.

La panthère cacha ses crocs avides de chair et de gouache afin de ne pas effrayer l'affectueuse mais terrifiante jade. Elle ne devait pas perdre de son éclat! Oh, non! Il fallait que l'oie reste parfaite. Et l'oie arrogante, reine et déesse, déploya ses ailes. Elles étaient plus colorées que la queue d'un paon. L'oie était si belle une fois mis à nue.

Sans perdre sa divine arrogance, Nung Joo fit valser ses vêtements. Elle laissa le regard du professeur la traverser, s'éprendre d'elle. Elle se colla à lui, passa le bout de son petit nez au creux de son cou. L'odeur de café se faufila dans ses narines. Une fraction de seconde plus tard, elle était déjà à l'autre bout de la salle de classe, reprenant une position qu'elle avait gardé deux heures durant lors de la précédente lune.
Le visage relevé,  les yeux partageant haine et désir,  la bouche à peine entrouverte, elle avait relevé ses bras derrière sa nuque mettant en valeur sa poitrine blanche et rebondi. Ses cheveux noir de jais et légèrement ondulés retombaient sur ses bras recourbés et dessinaient une interminable cascade. Elle restait ainsi, debout, une jambe à peine plus avancée que l'autre afin de rendre a totalité de sa position harmonieuse
En faisait cela, elle acceptait de revivre sa nuit.

Spoiler: